AMÉRIQUE / CANADA
Suivons Fallon et Grace
La réalisatrice d’un documentaire sur les pêcheurs artisans de la Nouvelle-Écosse parle de son expérience
Corinne Dunphy (corinnedunphy@gmail.com), réalisatrice de documentaires sociaux, comme Well Fished
Quelques jours avant de me lancer, tout excitée mais inquiète, dans le tournage de mon premier film documentaire, j’ai dit à maman « Il faut que j’achète du Gravol ». C’était la mi-mai en Nouvelle-Écosse. J’étais chez papa et maman pendant une semaine en train de me préparer pour les prises de vues. À vrai dire, je ne savais pas trop ce que je faisais. La tension nerveuse montait. J’étais certaine que ma production allait être un fiasco. Mais finalement la chance et le Gravol (le médicament contre les nausées) étaient heureusement de mon côté ce printemps-là.
Je faisais donc un documentaire intitulé Well Fished, basé sur l’expérience de deux jeunes femmes vivant à la campagne en Nouvelle-Écosse et appartenant à des familles de pêcheurs. À partir de ces personnages, il rendait hommage aux habitants du lieu, en of
AMÉRIQUE / CANADA
Suivons Fallon et Grace
La réalisatrice d’un documentaire sur les pêcheurs artisans de la Nouvelle-Écosse parle de son expérience
Corinne Dunphy (corinnedunphy@gmail.com), réalisatrice de documentaires sociaux, comme Well Fished
Quelques jours avant de me lancer, tout excitée mais inquiète, dans le tournage de mon premier film documentaire, j’ai dit à maman « Il faut que j’achète du Gravol ». C’était la mi-mai en Nouvelle-Écosse. J’étais chez papa et maman pendant une semaine en train de me préparer pour les prises de vues. À vrai dire, je ne savais pas trop ce que je faisais. La tension nerveuse montait. J’étais certaine que ma production allait être un fiasco. Mais finalement la chance et le Gravol (le médicament contre les nausées) étaient heureusement de mon côté ce printemps-là.
Je faisais donc un documentaire intitulé Well Fished, basé sur l’expérience de deux jeunes femmes vivant à la campagne en Nouvelle-Écosse et appartenant à des familles de pêcheurs. À partir de ces personnages, il rendait hommage aux habitants du lieu, en offrant une vision positive aux jeunes qui vivent et travaillent dans une province confrontée à de sérieux problèmes mettant en jeu l’avenir de ses communautés côtières.
Le film nous introduit dans le monde de Fallon et de Grace qui viennent toutes deux de l’est, de Whitehead, comté de Guysborough pour Fallon, d’Antigonish pour Grace. Fallon passe ses journées à pêcher le homard et le maquereau à bord du Eastern Maverick avec son père. Quand elle n’est pas en train d’aider sur le bateau, elle photographie ce qui est devant elle : scènes marines, bestioles, tout ce qui est dehors, pourrait-on dire. Fallon est l’avant-dernière de cinq filles. Son père, capitaine Pat Conway, était aidé au fil des années par les plus grandes. Maintenant c’est le tour de Fallon, et elle est si attirée par ce travail qu’elle a quitté l’école un semestre plus tôt pour passer son temps en mer.
Si vous voyagez vers le Nord pendant une heure jusqu’à Antigonish, vous trouverez une autre jeune femme qui a une histoire semblable. À première vue, elle ressemble même à Fallon. Grace MacDougall arrive chaque matin sur le quai, avec ses cheveux brun-foncé attachés haut en queue de cheval et un petit bandeau pour écarter les mèches de son visage. On remarque tout d’abord son sourire. Elle traite presque tout avec humour. Elle est ce qu’on appelle « le sel de la terre ». Son authenticité, sa perspicacité, sa vivacité met son entourage à l’aise. À bord du Jan and Grace, son cousin Mark, son père et elle-même semblent travailler ensemble en complète harmonie. Il y a un rythme à tenir (c’est prioritaire), mais ils prennent aussi du bon temps plein de rires. Grace parle à volonté de sa détermination à continuer le mode de vie dans lequel elle est née. Pour l’heure, les choses ne sont pas faciles, mais elle parvient à faire vivre ses rêves dans une activité qui devient de plus en plus difficile.
Je suis moi-même de la Nouvelle-Écosse, et j’ai pu constater directement que la situation économique de cette province est sombre. Les jeunes s’en vont chercher ailleurs un sort meilleur tandis que la population rapidement vieillissante des petites communautés est confrontée à des temps difficiles. Les activités traditionnelles sont en déclin et il devient de plus en plus compliqué de faire circuler l’argent dans les communautés rurales. Malgré ces vents contraires, il est cependant indispensable que des jeunes s’investissent avec force.
L’expansion de la pêche industrielle à l’échelle mondiale est l’une des causes directes du déclin des pêches artisanales traditionnelles. Ce secteur constitue une grande menace à la fois pour ceux qui travaillent dans la pêche artisanale (comme les familles de Fallon et de Grace), pour les communautés en général et pour l’environnement. La pêche artisanale de cette province a peut-être ses propres défauts mais elle essaie de devenir plus durable, de prélever dans le milieu naturel de manière plus réfléchie. Avec Well Fished, j’ai voulu éclairer les problèmes qui touchent directement les gens de la côte est, et aussi tous les citoyens (Canadiens et autres) qui se préoccupent de l’environnement et de ceux qui y récoltent notre nourriture. La pêche artisanale est fortement marquée par les solides liens familiaux qui rapprochent ceux qui gagnent leur vie sur l’eau. Fallon et Grace m’ont toutes deux dit qu’elles n’auraient jamais pensé à entrer dans cette activité si elles n’avaient pas grandi dans une famille de pêcheurs. Les permis sont désormais hors de portée pour un jeune qui souhaiterait acquérir et exploiter son propre bateau. Donc les permis ont tendance à rester dans la famille. « Papa opère selon le berth (mouillage, zone de pêche familiale) system qui repose sur la parole donnée, sans existence juridique officielle. Conformément à cette pratique traditionnelle, personne ne vient pêcher dans le secteur contrôlé par la famille. C’est bien comme ça, c’est moins concurrentiel ». C’est Grace qui parle, et elle ne sait pas combien de temps cette tradition va durer : elle s’inquiète pour l’avenir.
C’est une expérience inoubliable de se trouver sur l’eau bien des heures avant le réveil habituel. L’horizon est une débauche de coloris, très calme. Puis vient un sentiment de culpabilité : tandis que j’essaie de piéger ce beau paysage dans mon appareil, tous les autres sont en train d’user leurs doigts à la tâche.
On remarque aussi autre chose : le respect que les matelots manifestent à l’égard du capitaine, leur père pour ce qui concerne Fallon et Grace. On voit bien combien Fallon apprécie Pat ; elle sait qu’il connaît ce coin de pêche mieux que quiconque.
Laissant de côté un instant la trappe à maquereau, Fallon fait quelques commentaires sur les efforts demandés à sa petite stature de 18 ans, et s’empresse de dire qu’elle en a fait autant que les hommes. Fallon et son père ont une relation divertissante sur le bateau comme à terre. Chacun est fier de l’autre. Pat est une personne paisible qui manifeste un humour enjoué. Il pousse sa bonne musique à la radio, il taquine souvent Fallon pour agrémenter les longues heures de travail qui, certains jours, vont du lever au coucher du soleil.
De son côté, Grace dit : « C’est cool de travailler avec papa, parce que cela ouvre de nouvelles perspectives dans notre relation. Mes frères et sœurs et moi-même, c’est quelque chose que nous apprécions, à quoi nous tenons ; et nous le respectons d’autant plus. Il connaît tellement de choses à la pêche, qu’il pratique depuis si longtemps ». Tout comme chez Fallon et Pat, ce duo dynamique est aussi bien agréablement énergique. J’avais effectivement observé de la danse, des chansons et même un bout de monologue comique, le tout avant le casse-croûte de midi. Le travail est très physique et exige de longues heures passées sous toutes sortes de temps. Mais je n’ai jamais entendu la moindre plainte, à part quelques grondements d’estomac.
Pour Grace ou pour Fallon, ce n’est pas un problème que d’être la seule femme à bord. « Sur le quai, on sent évidemment un peu notre différence, et les hommes vous respectent, observe Grace. Papa parle parfois de ce que ma sœur et moi font à bord, dit que nous avons fait nos preuves, que ce travail n’est pas forcément réservé aux hommes ». Grace note également qu’il y a même dans la région quelques femmes capitaines. Les temps changent !
Les temps changent assurément, mais la terre et la mer continuent à faire partie du patrimoine de la Nouvelle-Écosse, ancrées dans l’histoire de chaque famille, mêlées au tissu social. Pour sauvegarder, préserver ce tissu social, il est impératif que de jeunes femmes comme Fallon et Grace puissent bénéficier du soutien économique et social nécessaire afin qu’elles trouvent dans la pêche artisanale le mode de vie durable de leur choix.