RECHERCHE / COMMENTAIRE
D’énormes lacunes
La recherche sur l’interaction entre les humains et l’environnement marin serait incomplète si elle ignorait le rôle des femmes pêcheuses
Danika Kleiber (d.kleiber@fisheries.ubc.ca), doctorante au Centre des pêches, Université de Colombie-Britannique, Canada
Pour une approche sociale et écologique rigoureuse des pêches artisanales, il est nécessaire d’inclure la recherche sur les questions de genre. On sait que des femmes pêchent dans des secteurs particuliers, mais pour la recherche et la gestion en matière de pêches artisanales, on a quand même besoin d’une véritable analyse sexospécifique. Cette démarche convient bien à l’approche écosystémique qui travaille intentionnellement à l’intersection du social et de l’écologique. L’approche écosystémique s’éloigne du modèle de gestion fondé sur l’évaluation d’un stock spécifique et lui préfère une compréhension plus complexe des effets sur l’écosystème marin de pêcheries multiples qui ont l’une sur l’autre des effets réciproques.
La voie de la recherche sur genre e
RECHERCHE / COMMENTAIRE
D’énormes lacunes
La recherche sur l’interaction entre les humains et l’environnement marin serait incomplète si elle ignorait le rôle des femmes pêcheuses
Danika Kleiber (d.kleiber@fisheries.ubc.ca), doctorante au Centre des pêches, Université de Colombie-Britannique, Canada
Pour une approche sociale et écologique rigoureuse des pêches artisanales, il est nécessaire d’inclure la recherche sur les questions de genre. On sait que des femmes pêchent dans des secteurs particuliers, mais pour la recherche et la gestion en matière de pêches artisanales, on a quand même besoin d’une véritable analyse sexospécifique. Cette démarche convient bien à l’approche écosystémique qui travaille intentionnellement à l’intersection du social et de l’écologique. L’approche écosystémique s’éloigne du modèle de gestion fondé sur l’évaluation d’un stock spécifique et lui préfère une compréhension plus complexe des effets sur l’écosystème marin de pêcheries multiples qui ont l’une sur l’autre des effets réciproques.
La voie de la recherche sur genre et pêche a été fortement influencée et guidée par l’approche de genre et développement et l’approche de développement durable. Au fil du temps, on est passé de l’approche femmes seulement à l’approche de genre qui à la fois compense le manque d’informations sur les femmes et aide à analyser le rôle joué par le genre dans les interactions entre les hommes et les femmes et les ressources dont ils et elles dépendent. Les premiers travaux portaient sur la répartition sexuelle du travail dans la pêche ; maintenant l’accent est mis sur l’approche des moyens de subsistance qui s’intéresse aux activités des femmes avant et après capture en tant qu’élément de la chaîne de valeur économique de la filière pêche, et qui prend aussi en compte les questions de pauvreté, de sécurité alimentaire et de droits humains.
Il y a plus de vingt-cinq ans, Margaret Chapman écrivait un article novateur sur la répartition du travail entre hommes et femmes de la pêche en Océanie. Elle décrivait le contexte social et culturel qui modelait la façon dont les uns et les autres pratiquaient cette activité. Tout d’abord, elle faisait remarquer que les femmes pratiquaient effectivement la pêche, essentiellement dans l’espace intertidal (estran), tandis que les hommes opéraient en eaux plus profondes. Les méthodes de pêche et les habitats n’étant pas les mêmes, les rôles dans l’écosystème marin étaient donc également différents.
Pour faire apparaître les rôles écologiques différenciés des hommes et des femmes en milieu marin, nous avons passé en revue leurs pratiques respectives dans les pêches artisanales à travers le monde, en limitant notre recherche aux vingt dernières années (1992 à 2012). Des publications régulières comme Yemaya et le bulletin Les femmes et la pêche de la CPS ont été une importante source d’informations sur l’implication des femmes. Il y avait aussi les Colloques mondiaux sur le rôle des femmes dans le secteur des pêches qui font partie des activités de la Asian Fisheries Society. À partir de ces ressources et d’autres publications évaluées par les pairs, nous avons pu identifier 106 études de cas qui incluaient les femmes dans leur description des pêches artisanales.
Les études que nous avons analysées décrivaient souvent les méthodes de capture, les espèces prises, les habitats exploités par les hommes et les femmes. C’était très utile pour illustrer la façon dont les uns et les autres interagissent avec l’écosystème marin. Nous avons par ailleurs constaté que ces descriptions n’étaient pas souvent accompagnées de chiffres. Compter le nombre de pêcheurs, le volume des prises, les temps de pêche (heures passées, nombre d’hameçons, de casiers, dimension des filets), tout cela est important pour le scientifique. Cela permet au chercheur, au gestionnaire d’évaluer le niveau de la pression exercée par les prélèvements humains sur l’écosystème marin. Parce qu’il est peu probable que la pêche des femmes soit calculée, leur contribution à ce secteur économique et l’impact éventuel de leur activité sur l’environnement marin resteront pratiquement invisibles. Il est peu probable que la pêche des femmes soit évaluée parce qu’on estime que ce n’est qu’une faible partie de la pression humaine sur la ressource.
Dans les études de cas retenues, nous avons souvent constaté que les femmes effectuaient des récoltes dans la zone intertidale (mangrove, côte rocheuse, herbiers), tandis que les hommes pratiquaient autrement dans des habitats immergés (récifs, eau ouverte). Mais ce n’était pas toujours le cas, et il ne faut pas croire que c’est un mode universel. Il y a des cas où les femmes opèrent en bateau aussi souvent que les hommes, où les hommes pêchent aussi à pied. Et les pratiques peuvent changer au fil du temps, et c’est vrai pour les activités particulières des uns et des autres.
Dans la plupart des cas que nous avons analysés, les hommes prenaient et des poissons et des invertébrés ; mais il y avait plus de coquillages et d’invertébrés chez les femmes et surtout des poissons chez les hommes. S.V. Siar, chercheur, fait observer que « les coquillages sont pour les femmes, les poissons pour les hommes ». C’est habituellement vrai dans le Pacifique, mais on constate également cela dans d’autres parties du monde : Afrique, Égypte, Espagne, États-Unis.
En analysant les façons de pêcher des hommes et des femmes, nous avons compris qu’il fallait bien se rendre compte que ces différences sont le fait de contextes sociaux et culturels divers plutôt que de facteurs biologiques et physiques. Sur le plan physique, les femmes ne sont pas réduites à faire de la pêche à pied uniquement. En bien des endroits du monde, elles opèrent en plongée, avec des lignes, des filets, des casiers. Les limites sont souvent imposées par leurs obligations sociales. Citons M. Tekanene, chercheur, parlant des femmes de la pêche au Kiribati : « La cueillette de coquillages est la principale activité de pêche des femmes parce que cela peut se faire près de la maison, que ça prend relativement peu de temps, en compagnie des enfants et sans matériel coûteux ». Les tâches ménagères et le soin des enfants sont traditionnellement l’affaire des femmes, et c’est ce contexte social qui détermine leur mode de pêche. Et c’est vrai aussi pour les hommes.
L’examen des activités de pêche des femmes et des hommes fait bien ressortir l’importance de l’estran pour l’évaluation de l’impact écologique de la pêche artisanale. On sait que les mangroves, les herbiers et autres habitats littoraux remplissent une fonction écologique de protection des juvéniles que l’on retrouvera dans des pêcheries au large. Ces mêmes habitats sont aussi des lieux de pêche pour ceux qui pratiquent la cueillette, ce qui peut parfois donner lieu à des conflits. Au Salvador et aux Comores, la pêche dans la zone de balancement des marées (pratiquée par les femmes) était considérée comme préjudiciable pour les pêcheries exploitées plus au large par les hommes.
L’inclusion de l’activité des femmes met en évidence l’importance des coquillages. Les coquillages et autres invertébrés marins ne sont pas aussi bien étudiés que les poissons. De la même manière, l’impact de mesures de gestion communes comme les aires marines protégées (AMP) est le plus souvent mesuré en termes de poisson. Or, en tant qu’outils de gestion, ces AMP fonctionnent différemment selon qu’il s’agit de poissons ou de certains invertébrés. Lorsque l’abondance du poisson augmente à l’intérieur de l’AMP, il y a souvent un effet de débordement, avec le départ d’individus adultes qui pourront être pris par les pêcheurs. Dans le cas de certains coquillages qui ne bougent pas, ou bougent peu, le phénomène n’aura pas lieu. Il restera que l’AMP constitue un terrain d’élevage qui pourra approvisionner en juvéniles des zones non protégées. Il existe un bon nombre d’études sur l’effet de débordement du poisson dans les AMP, mais on analyse moins le rôle des AMP en tant que pourvoyeurs d’invertébrés juvéniles. Quand on prend en compte les activités de pêche des femmes, on met en lumière les carences des données qui limitent notre compréhension de l’écologie marine et de la gestion écosystémique des pêches.
Les femmes pêchent, et la question est de savoir pourquoi il y a si peu d’études de cas sur leurs activités. Les définitions des termes pêcheur et pêche laissent souvent de côté ceux qui pratiquent à temps partiel, les pêcheurs de subsistance, les pêcheurs à pied. Comme les femmes sont souvent très présentes dans les trois catégories, ces définitions trop étroites font que leur participation à ce secteur d’activités est laissée de côté. D’autre part, les méthodes de collecte de données qui s’adressent seulement aux hommes, à des chefs de ménage ou leaders communautaires masculins poussent aussi à ce genre d’oublis.
Cette exclusion du travail des femmes dans les processus d’évaluation des pêches artisanales provoque des lacunes dans les données concernant le rôle des humains dans les écosystèmes marins, et perpétue souvent des hypothèses non fondées en matière de répartition sexuelle du travail dans la pêche. Pour inclure les femmes, il serait peut-être nécessaire de modifier les façons de définir pêcheur et pêche, les méthodes de collecte des données sur les pêches artisanales. Il est indispensable d’avoir une vision claire des activités et des hommes et des femmes pour une approche écosystémique effective dans la gestion des pêches.