ANALYSE / PÊCHE ARTISANALE
Avec des lunettes de femmes
Analyse de la problématique de genre dans les Directives sur la pêche artisanale
Cornelie Quist (cornelie.quist@gmail.com), Membre de l’ICSF
Les Directives d’application volontaire visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté (les Directives), qui ont été débattues lors d’une réunion à Rome en février 2014, constituent un effort sérieux pour inclure le rôle des femmes dans la pêche artisanale, pour traiter des problèmes importants dans leur vie et leur travail, pour tendre vers des politiques et des mesures prenant en compte leurs besoins. Les organisations de la société civile (OSC) ont joué un rôle déterminant à cet égard en soulignant, tout au long d’une série de consultations régionales, la nécessité de reconnaître l’apport des femmes dans les pêcheries et les communautés de pêche, de respecter leurs droits humains et leur dignité dans la société en général. Les OSC ont également participé aux consultations techniques où se négociait le texte des Directives. Elles ont fait pression auprès des gouvernements pour que ceux-ci acceptent des formulations défendant les intérêts des communautés de pêche artisanale, y compris les propositions relatives aux questions d’égalité entre hommes et femmes.
L’un des points forts de ces Directives (qui sont toujours en cours de discussion sous les auspices de la FAO) est qu’elles se réfèrent à tous les acteurs et à toutes les activités de la pêche artisanale (avant, pendant et après capture, et aussi pêche commerciale et pêche de subsistance), et que cela comprend évidemment le rôle des femmes. Elles soulignent également les aspects communautaires et intersectoriels de la pêche artisanale, l’interdépendance des activités au sein de la communauté.
La Préface des Directives déclare : « La pêche artisanale emploie, au niveau mondial, plus de 90 % des pêcheurs et autres travailleurs de la pêche, dont environ la moitié sont des femmes… De nombreux artisans pêcheurs et travailleurs de la pêche sont à leur compte et approvisionnent directement en aliments leur famille et leur communauté, mais beaucoup d’entre eux travaillent également dans les secteurs de la pêche commerciale, de la transformation et de la commercialisation des produits de la pêche. La pêche et les activités connexes sous-tendent souvent l’économie locale des communautés implantées près de la mer, d’un lac ou d’un cours d’eau et ont un effet d’entraînement et de stimulation sur d’autres secteurs. »
Le texte fait un sérieux effort pour rester inclusif : on trouve dans de nombreux articles les expressions hommes et femmes, avec une attention particulière pour les groupes vulnérables et marginalisés.
La Première partie traite des objectifs, de la nature et la portée, des principes directeurs des Directives. Dans le chapitre 1. Objectifs, il n’est pas du tout fait référence à la problématique de genre ou aux femmes dans les objectifs mentionnés. Mais ensuite un paragraphe séparé dit ceci : « La réalisation de ces objectifs, qui doit s’inscrire dans une démarche fondée sur les droits de l’Homme, vise à favoriser l’autonomisation des communautés d’artisans pêcheurs, afin que les personnes—hommes et femmes—qui les composent participent à la prise de décisions et assument des responsabilités pour une exploitation durable des ressources halieutiques… » (italiques de l’auteure).
Les Directives tiennent compte d’un large éventail de considérations et principes : dignité intrinsèque et droits de l’Homme pour toute personne, égalité et non-discrimination, participation et inclusion, transparence et obligation de rendre des comptes, approche globale et intégrée, responsabilité sociale et environnementale. Dans les Principes directeurs, il est fait deux fois expressément référence à la problématique de genre et aux droits des femmes. La plus intéressante se trouve au principe 4 qui dit ceci : « L’équité et l’égalité entre les hommes et les femmes sont indispensables à toute forme de développement. La reconnaissance du rôle primordial des femmes dans la pêche artisanale, l’égalité des droits et des chances doivent être encouragées. » Et sous le deuxième principe, relatif au respect des cultures, on trouve cette attention particulière : « … en encourageant la direction par les femmes et en tenant compte de l’article 5 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ». Cette Convention plaide notamment pour l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières sexospécifiques.
Dans la Deuxième partie, il est question de Pêche responsable et développement durable. Et on y trouve un chapitre 8 entièrement consacré à l’Égalité hommes-femmes, avec mention de diverses stratégies (intégration de la problématique de genre, mise en place de politiques et législations visant à lutter contre la discrimination à l’égard des femmes…) pour parvenir à une égalité entre les hommes et les femmes dans le développement des pêches artisanales. De ce point de vue, le passage suivant est tout à fait important : « Il est nécessaire que les États s’attachent à garantir la participation égale des femmes aux processus décisionnels concernant les politiques afférentes à la pêche artisanale… et qu’ils prennent des mesures spécifiques pour lutter contre la discrimination à l’égard des femmes, tout en créant des espaces permettant aux organisations de la société civile, en particulier aux femmes qui travaillent dans le secteur de la pêche et à leurs organisations, de prendre part au suivi de la mise en œuvre de ces instruments ». Dans ce chapitre, il est aussi question de l’égalité d’accès aux services techniques et de vulgarisation, notamment d’assistance juridique, et de mise au point de technologies plus efficaces, importantes du point de vue du travail des femmes dans la pêche artisanale.
En plus de ce chapitre 8 sur l’Égalité hommes-femmes, il y a un certain nombre d’autres références utiles sur le travail et les droits des femmes dans la Deuxième partie : Pêche responsable et Développement durable. Elles portent sur les aspects suivants : femmes et régimes fonciers, participation à la gestion des pêches, développement social, emploi et travail décent, rôle dans la chaîne après capture. Elles ne sont cependant pas très explicites. La plus claire, sous l’angle de la problématique de genre, traite de la violence (art. 6.9) : « Il est important que toutes les parties s’attachent à prendre des mesures visant à éradiquer la violence et à protéger les femmes qui y sont exposées dans les communautés de pêche artisanale. Les États sont appelés à garantir l’accès à la justice des victimes de violences, mauvais traitements, etc., y compris au sein du ménage ou de la communauté » (italiques de l’auteure).
La Troisième partie donne des directives pour Mettre en place un environnement favorable et soutenir la mise en œuvre. Ses chapitres 10 et 11 contiennent des expressions importantes : politiques et législations tenant compte de la dimension hommes-femmes, produire des données ventilées par sexe, mise au point d’interventions tenant compte de ces problématiques, s’appuyer sur des indicateurs sexospécifiques pour assurer un suivi.
Dans le chapitre 12. Renforcement des capacités, il est question de mécanismes « pour permettre aux femmes de s’organiser de manière autonome à divers niveaux pour les questions qui les concernent tout particulièrement ». Il faut également « œuvrer à une participation équitable des femmes au sein des structures représentatives de l’ensemble des composantes du secteur de la pêche artisanale tout au long de la chaîne de valeur ».
Au chapitre 13. Appui à la mise en œuvre et suivi, il est dit que les États et l’ensemble des autres parties devront « garantir une diffusion efficace d’informations sur la problématique hommes-femmes et sur le rôle des femmes dans la pêche artisanale, et mettre en évidence les mesures à prendre pour améliorer la situation et les conditions de travail des femmes ».
Quelles sont les répercussions possibles des dispositions et références que l’on vient de citer sur les relations hommes-femmes ? On pourrait considérer que le fait d’avoir un chapitre spécial sur l’Égalité hommes-femmes soit un point fort de ces Directives. On peut au contraire estimer que c’est un point faible. Elles auraient été bien plus solides si la problématique de genre avait été traitée comme un thème transversal, comme le demandaient les OSC. La majorité des gouvernements a préféré lui consacrer un chapitre séparé. Plusieurs références au genre ou aux femmes dans l’avant-projet ont ainsi été supprimées ou diluées. Au chapitre 9. Risques de catastrophe et changement climatique, par exemple, il n’est plus question du genre alors que, de toute évidence, les catastrophes naturelles ou d’origine humaine ont des conséquences différentes pour les hommes et pour les femmes. Et le texte donne l’impression que les mots genre et femmes sont synonymes. La formule « Arrêtez de vous occuper des femmes, occupez-vous du contexte » est ici également valable.
Les Directives cherchent à encourager une démarche fondée sur les droits humains dans le développement des pêches artisanales. Cela nécessite une transformation des mentalités pour mettre fin aux injustices, aux inégalités de la société. Or, étant donné qu’on ne s’occupe guère d’analyses sociales dans ce document, on imagine mal comment on va faire pour concrétiser une telle approche. Il ne s’y trouve aucune définition de la problématique de genre pour les pêches artisanales, pas même dans le chapitre 8. Égalité hommes-femmes. On n’explique pas ce que peuvent être les conséquences de relations de pouvoir inégales entre les hommes et les femmes pour le développement durable de la pêche artisanale et le bien-être des communautés.
Les femmes des communautés de pêche artisanale ont été marginalisées dans la chaîne de valeur, et parfois même éliminées. Leur travail, leur savoir, leurs capacités ne sont guère reconnus et valorisés. Souvent leurs intérêts ne sont pas représentés. Elles se débattent avec une double charge de travail, de mauvaises conditions de travail, des tabous, des préjugés, des violences sexuelles, des humiliations psychologiques.
Du point de vue de la problématique de genre par conséquent, le développement des pêches artisanales nécessite une transformation, une remise en cause des racines mêmes de l’injustice, des inégalités qui marquent les relations hommes-femmes, et qui sont le produit de normes patriarcales.
Les Directives ont tendance à compter sur une intégration (mainstreaming) des questions de genre et diverses mesures plus techniques (mise en place de politiques, soutien à des processus…) plutôt que de faire avancer un solide programme d’action porteur de changements sociaux. Les OSC ont tenté de remplacer l’expression gender mainstreaming qui évoque un concept généralement mal compris et mal appliqué, mais n’ont pas réussi. L’exemple suivant est tiré du chapitre sur l’Égalité hommes-femmes, où la proposition des OSC pour une autre formulation est barrée (…questions d’équité et de justice entre les sexes, dans le but de corriger les rapports de force inégaux entre hommes et femmes), et cette expression conservée dans le texte adopté en anglais : « Toutes les parties se doivent de reconnaître que la concrétisation de l’égalité hommes-femmes exige les efforts concertés de tous les intéressés et que la prise en compte de ces questions (gender mainstreaming) doit être partie intégrante de toutes les stratégies de développement de la pêche artisanale ».
L’expression groupes vulnérables ou marginalisés apparaît souvent dans le texte : les OSC l’avaient vigoureusement réclamée. Et on peut estimer que c’est là une force de ces Directives car elle illustre bien son approche inclusive, intégratrice. Dans de nombreuses sociétés cependant, les groupes vulnérables sont généralement considérés comme des bénéficiaires de programmes d’aide sociale plutôt que comme des agents du changement. L’approche inclusive ne garantit pas que les politiques et programmes en cours apportent des avantages égaux. Quand les femmes (et les organisations de femmes) des pêches artisanales sont marginalisées, elles subissent aussi souvent des attitudes condescendantes, paternalistes qui ne leur laissent guère le choix de décider elles-mêmes sur des questions importantes pour leur vie, leur emploi et leur bien-être.
L’une des principales limites de ces Directives réside évidemment dans son caractère facultatif, qui est explicitement souligné au chapitre 2. Nature et portée : « Les présentes Directives sont à interpréter et à mettre en application dans les conditions prévues par les systèmes juridiques nationaux et leurs institutions ». Cela est rappelé plusieurs fois dans le texte. Or les systèmes juridiques nationaux reflètent habituellement l’état des relations entre hommes et femmes telles qu’elles existent, avec notamment leurs inégalités sociales. Dans des sociétés où ces relations sont figées, cela veut dire que les dispositions des Directives concernant l’égalité entre hommes et femmes et la participation des femmes ne seront pas appliquées, ou appliquées seulement de manière fort partielle.
Ceci dit, malgré ses faiblesses, le texte du Président ouvre la voie à une transformation, un plan d’action pour une mise en œuvre effective, en particulier pour la problématique de genre. Il reconnaît que l’adhésion aux normes des droits humains et de l’égalité des sexes constitue une démarche fondamentale pour le développement. Il contient plusieurs références sur des aspects particulièrement importants pour les femmes des communautés de pêche artisanale, en matière d’égalité des droits et des chances. Il reste à voir comment ce texte sera interprété et appliqué par les États et autres parties concernées, en particulier les organisations du secteur de la pêche. Les droits des femmes et les questions de genre revêtent souvent un caractère délicat, avec leur lot de résistance, de dénis et de faible priorité.
Au chapitre 2. Nature et portée, on lit : « S’agissant de l’application des Directives, il est important, dans un souci de transparence et de responsabilisation, d’établir clairement les activités et les intervenants qui doivent être considérés comme relevant de la pêche artisanale et d’identifier les groupes vulnérables ou marginalisés qui doivent retenir l’attention… Il est nécessaire que les États veillent à ce que soient suivies des procédures rigoureuses, pertinentes, participatives, consultatives, exécutées à des niveaux multiples et axées sur des objectifs précis, de sorte que les voix des hommes et des femmes soient entendues ».
Cela offre certainement des possibilités aux acteurs de la pêche artisanale, y compris les femmes, pour qu’ils fassent entendre leur voix. Ceux-ci ne devraient cependant pas être considérés comme des « objets de solutions de développement » mais bien comme des « agents du changement social ». Il est donc essentiel que les OSC, y compris les organisations de femmes de la pêche, défendent une démarche fondée sur les droits humains dans le secteur des pêches artisanales et élaborent conjointement, pour la mise en œuvre de ces Directives, un solide plan d’action axé sur un changement transformateur en profondeur en vue d’un développement qui soit équitable, soucieux de lutter contre les disparités entre hommes et femmes.