Débat
Droits de pêche
De quels droits parle-t-on ?
Dans la gestion classique des pêches, c’est le modèle fondé sur l’enclosure des biens communs qui a prévalu
Cet article a été rédigé par John Kearney (john.kearney@ns.sympatoco.ca), chercheur indépendant qui travaille auprès des populations de petits pêcheurs depuis plus de vingt-huit ans
Dans les trois derniers numéros (43, 44, 45) de la revue Samudra, nous avons assisté à un débat relatif à « la pêche fondée sur des droits » et à l’attribution des ressources halieutiques. Cela a commencé par un article de Derek Johnson commentant la conférence Sharing the Fish 2006 en Australie. Il apparaît que les débats étaient dominés par des présentateurs appartenant à des pays riches (la « minorité tempérée »). Le résultat c’est que les discussions ont eu tendance à se focaliser sur les options préconisées par les décideurs et les économistes de ces pays, à savoir droits d’accès et systèmes d’attribution de la ressource basés sur le marché, notamment les QIT (quotas individuels transférables). Les participants à cette conférence n’avaient pas grand chose à dire sur l’applicabilité de tels systèmes dans les pays de « la majorité tropicale ».
Dans le...
Débat
Droits de pêche
De quels droits parle-t-on ?
Dans la gestion classique des pêches, c’est le modèle fondé sur l’enclosure des biens communs qui a prévalu
Cet article a été rédigé par John Kearney (john.kearney@ns.sympatoco.ca), chercheur indépendant qui travaille auprès des populations de petits pêcheurs depuis plus de vingt-huit ans
Dans les trois derniers numéros (43, 44, 45) de la revue Samudra, nous avons assisté à un débat relatif à « la pêche fondée sur des droits » et à l’attribution des ressources halieutiques. Cela a commencé par un article de Derek Johnson commentant la conférence Sharing the Fish 2006 en Australie. Il apparaît que les débats étaient dominés par des présentateurs appartenant à des pays riches (la « minorité tempérée »). Le résultat c’est que les discussions ont eu tendance à se focaliser sur les options préconisées par les décideurs et les économistes de ces pays, à savoir droits d’accès et systèmes d’attribution de la ressource basés sur le marché, notamment les QIT (quotas individuels transférables). Les participants à cette conférence n’avaient pas grand chose à dire sur l’applicabilité de tels systèmes dans les pays de « la majorité tropicale ».
Dans le numéro 44 de Samudra, Ichiro Nomura, Directeur général adjoint de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), affirme que les droits de pêche et les systèmes fondés sur des droits sont « absolument nécessaires et fondamentaux » pour assurer la durabilité de toutes les pêches du monde. Ces droits doivent cependant être configurés en tenant compte du contexte social particulier à chaque pays. Il suggère que le moment est peut-être venu d’organiser une conférence internationale sur le thème de la répartition des droits dans le secteur artisanal, qui prédomine dans les pays tropicaux et en développement.
Dans le numéro 45 de Samudra, Bjrn Hersoug prend la suite en rapprochant le débat sur la pêche fondée sur des droits et la question de la pauvreté si répandue dans les communautés de pêcheurs des pays en développement. Pour lui, cette situation de pauvreté est attribuable bien plus à des échecs institutionnels qu’à des problèmes écologiques ou économiques. Donc des réformes institutionnelles doivent nécessairement accompagner l’instauration de pêcheries fondées sur des droits afin que les pêcheurs les plus démunis puissent avoir un accès préférentiel aux ressources halieutiques, individuellement ou collectivement.
J’aimerais réagir à ce débat opportunément en cours dans les pages de Samudra et examiner de plus près ce qu’on entend par « droits de pêche » et « pêche fondée sur des droits ». Lorsque des économistes et des représentants gouvernementaux parlent de droits de pêche dans des conférences ou des publications et des documents relatifs aux politiques, est-ce qu’ils parlent des mêmes droits de pêche que réclament depuis des décennies les petits pêcheurs ? Je réponds non. Comme beaucoup d’idées progressistes défendues depuis un certain temps par des organisations de la pêche artisanale en divers endroits du monde (gestion communautaire, gestion écologique des pêcheries, gestion intégrée...), le concept de droits de pêche a été repris par des universitaires et des fonctionnaires, puis est passé à travers le filtre de leurs critères de marché avant d’être resservi dénaturé par rapport aux intentions premières.
Autrement dit, le concept de droits de pêche a été repris non pas dans le sens de droits garantis mais plutôt pour recouvrir l’attribution d’un privilège. Dans la plupart des cas, une gestion des pêches fondée sur des droits consiste à accorder le privilège de prélever du poisson à certains groupes parmi la population dans le but d’enclore un bien commun.
Théorie de la propriété collective
Inspiré de la théorie relative à la propriété collective, l’objectif n’est pas de garantir à une population le droit de pêcher mais au contraire d’exclure autant de pêcheurs que nécessaire pour faire en sorte que ceux qui restent pourront avantageusement prélever pour eux seuls les richesses de la mer.
Si la « pêche fondée sur des droits » n’a ainsi finalement rien à voir avec des droits, quelle autre interprétation faut-il faire des droits ? A mon avis, le concept de droits repose sur le respect fondamental de l’être humain et vise à remplir les nombreuses conditions indispensables pour que les gens aient une vie satisfaisante, saine et sûre. Si nous allons parler de droits de pêche dans cette acceptation, il va falloir s’intéresser à un certain nombre d’aspects de la vie des pêcheurs.
Premièrement, il faut reconnaître que le déséquilibre actuel dans la répartition des ressources mondiales fait qu’il est pratiquement impossible de garantir ce respect fondamental et de mettre à la disposition de chaque être humain de quoi avoir une vie satisfaisante, saine et sûre. Nous prenons de plus en plus conscience que les ressources disponibles sur notre planète sont limitées ; et il est clair que la garantie des droits implique non seulement la réduction de la pauvreté mais aussi (et c’est tout aussi important) une réduction de la richesse de la minorité qui contrôle la majeure partie des ressources. C’est seulement par cette double approche qu’on pourrait assurer des droits de pêche, car très souvent les pêcheurs font partie des populations les plus démunies du monde. Si ce point de vue n’est pas immédiatement perceptible, rappelons par exemple que l’environnement côtier et les moyens d’existence des pêcheurs ont été sérieusement déstabilisés à cause d’une aquaculture destinée à fournir des produits de luxe, à cause de l’industrie chimique, des installations touristiques.
Voici d’autres aspects des droits de pêche, parmi les plus importants :
1. Le droit de pêcher pour se nourrir. Les pêcheurs fournissent de la nourriture à leurs familles, à leurs communautés, à la région, au pays. En Asie et en Afrique notamment, les protéines de poisson sont un élément essentiel pour la satisfaction des besoins nutritionnels vitaux. La sécurité alimentaire doit être, au plan local, régional et national, la priorité numéro 1 d’une gestion durable des pêches. Tous les objectifs de développement des pêches doivent reposer sur cette prémisse, dans les pays en développement et aussi dans les pays développés, où l’on comprend de plus en plus que les aliments les plus sains et les plus nourrissants proviennent de sources locales.
2. Le droit de pêcher pour gagner sa vie. Pour de nombreuses populations côtières, le poisson (qui est une ressource renouvelable) peut constituer indéfiniment un moyen d’existence. Elles vivent de cette ressource depuis des générations, et les générations à venir devraient pouvoir faire de même.
3. Le droit à une vie familiale, communautaire et culturelle équilibrée. La pêche permet des rentrées d’argent dans le ménage et constitue en même temps une activité sur laquelle se greffent divers aspects de la vie en général qui ont un sens particulier pour les hommes, les femmes et la jeunesse. La façon dont sont gérées les activités de pêche et répartis les profits est déterminante pour le climat social au sein des communautés et pour le maintien des liens culturels.
4. Le droit de vivre et de travailler dans un écosystème sain qui permettra également aux générations futures de vivre. Tous les droits que l’on vient de citer exigent que l’on respecte tout d’abord l’environnement, que l’on n’exploite pas outre mesure les ressources de l’écosystème au risque de déstabiliser son fonctionnement.
5. Le droit de participer aux processus décisionnels concernant la pêche. Pour que les droits de pêche soient protégés, pour que les communautés en tirent le meilleur parti, il est essentiel que tout le monde au sein de ces populations ait son mot à dire lorsqu’il s’agit de prendre des décisions. Cela signifie que l’on tiendra compte, à leur juste valeur, des connaissances des gens en matière de pêche et d’environnement, que l’on favorisera des mécanismes décisionnels où la base et les communautés pourront s’exprimer, que l’on mettra en oeuvre, à l’échelle nationale, des politiques visant à protéger ces droits de pêche.
Le développement des pêches et l’élaboration et la mise en oeuvre de plans de gestion inspirés des droits que l’on vient de citer apparaîtront bien différents de la « pêche fondée sur des droits », tels qu’ils sont conçus par ceux qui visent avant tout l’enclosure des biens communs. Pour ces gens, ce qui compte avant tout c’est la performance économique. Dans une pêcherie fondée sur le respect des droits fondamentaux des populations concernées, on reconnaîtra à chacun un statut égal, une dignité égale en tant qu’être humain afin qu’il ait une existence satisfaisante, saine et sûre.
Dans une « pêcherie fondée sur des droits », un élément déterminera l’avenir : le privilège accordé à un petit nombre de vendre un produit (le poisson) au plus fort enchérisseur sur le marché mondial. Dans une pêcherie respectueuse des droits fondamentaux des gens, les communautés pourront déterminer leur avenir, répondre aux besoins essentiels en matière de nourriture, de moyens d’existence, de vie sociale et culturelle. Les pêcheurs se donneront les moyens de réaliser leur rêve en faisant le meilleur usage possible des ressources halieutiques, en ayant avec elles des relations amicales (comme disent certains), en faisant l’acquisition d’un bateau et de son équipement, en vendant leur production à un prix convenable, en préparant un meilleur avenir pour leurs enfants.
Notons également que les cinq droits de pêche cités ci-dessus se retrouvent sous une forme plus générale dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Trop souvent on pense qu’il y a violation des droits humains lorsque les libertés civiles sont en jeu, ce qui est très réducteur. Il faut donner toute leur place aux autres droits : droit à une alimentation adéquate, à des moyens d’existence, à une vie et à une culture communautaires.
En guise de conclusion, je citerai Derek Johnson qui a lancé ce débat dans le numéro 43 de Samudra. Dans un autre article écrit l’an dernier (Catégorie, discours et valeur dans la gouvernance de la petite pêche, in Marine Policy 30, 2006), il affirme que l’intérêt perçu de la pêche artisanale repose sur le caractère durable de ses opérations et également sur les valeurs de justice sociale et de durabilité écologique que les petits pêcheurs représentent désormais, conformément au discours sur le changement qui prévaut actuellement. Derek Johnson continue en disant que ce point de vue ne correspond pas toujours à la réalité étant donné que, dans certaines situations, la petite pêche a été aussi clairement prédatrice et destructrice sur le plan écologique.
Au cours des cinquante dernières années, la pêche a été marquée par la volonté de « tuer du poisson », et beaucoup sont responsables de cette « exploitation minière » des océans. Mais ce n’est pas le sujet du présent article, qui porte sur le thème suivant : depuis une trentaine d’années, la gestion des pêches s’est inspirée du modèle dit de « l’enclosure des biens communs », alors que les petits pêcheurs réclamaient la reconnaissance de leurs droits de pêche, pour plus de justice sociale et de développement durable. Pour ma part, je dis que le modèle de gestion des pêches qui prévaut actuellement a contribué à l’effondrement des stocks et à la dégradation de l’environnement à travers le monde. En tout cas, elle n’a pas stoppé ce processus. Cela a eu pour conséquence l’aggravation des inégalités en matière de répartition des profits de la pêche ; et maintenant ce modèle fait appel au concept de droits de pêche pour se renforcer. Il est grand temps de retrouver la signification pleine et entière de l’expression « droits de pêche », pour écouter les petits pêcheurs et leur donner la chance de jouir de leurs droits pour une pêche socialement juste et écologiquement durable.