Inde / ACTION CITOYENNE
Une juste victoire
Le Tribunal Vert national accorde des indemnisations aux pêcheurs traditionnels de Mumbai pour les pertes encourues
Résumé de l’arrêt du Tribunal Vert national (Zone ouest) siégeant à Pune, le 27 février 2015, en réponse à la Plainte n° 19/2013
Dans une décision qui fera date, les juges pour la Zone ouest du Tribunal Vert national de l’Union indienne ont critiqué le Jawaharlal Nehru Port Trust (JNPT) qui continue à récupérer des espaces en violation de la Notification relative à la règlementation de la zone côtière (CRZ). Ils ont ordonné à la CIDCO (City and Industrial Development Corporation), au JNPT et à l’ONGC (Oil and Natural Gas Corporation) de verser 15,3 millions de dollars à 1 630 familles de pêcheurs lésés par le développement de nouveaux appontements au port de Navi Mumbai.
Dans son arrêt du 27 février 2015, le Tribunal a qualifié cette affaire « d’exemple classique d’action citoyenne, lancée par des pêcheurs traditionnels » vivant dans des koliwadas (quartiers de pêcheurs Koli au Maharashtra). Ces derniers réclamaient des indemnisations au titre de l’article 15 de la Loi relative au Tribunal Vert national (2010) pour cause de perte de moyens de subsistance du fait des activités des Accusés, et également des moyens de réinsertion de leurs familles, actuellement déstabilisées du fait des projets en question.
Le principal Plaignant, un pêcheur appelé Ramdas Janardan Koli, s’exprimant au nom de la Paramparik Macchimar Bachao Kruti Samiti (une organisation de pêcheurs), a exposé l’affaire lui-même. Il a affirmé que 1 630 familles de pêcheurs traditionnels de quatre localités traditionnelles ont été touchées à la suite de projets de développement entrepris par les Accusés, notamment CIDCO, JNPT, ONGC et NMSEZ (Zone économique spéciale de Navi Mumbai).
La demande pour réparation et mesures de réinsertion reposait principalement sur le droit traditionnel de ces pêcheurs à prélever du poisson dans les zones maritimes récupérées pour la réalisation des projets. Ces opérations perturbent le jeu régulier des marées, les mouvements des bateaux de pêche vers la mer par la crique près du terminal conteneurs. Ils sont ainsi dépossédés de leur droit d’accès aux ressources halieutiques, et privés de leurs gains quotidiens.
Leur requête poursuit en disant que la récupération de terres dans ce secteur a entraîné une vaste destruction des forêts de palétuviers avoisinantes et, par voie de conséquence, réduit ou stoppé la reproduction des poissons, limité sérieusement la trajectoire des embarcations traditionnelles, et accru d’autant les difficultés des communautés de pêche.
Les juges parlent
Le tribunal relève que toutes les activités passées de récupération d’espaces à Mumbai (anciennement Bombay) ont non seulement altéré la topographie urbaine (et serait ainsi à l’origine de la situation actuelle) mais aussi contribué à la modification de la configuration des lieux, de la topographie et circulation sous-marines dans les ports et baies de cette région. Il y a eu ensuite la récupération et destruction de la mangrove le long des plages et du rivage.
Le tribunal continue : « Nous n’hésitons pas à affirmer que le JNPT a provoqué la destruction de mangroves et la dégradation de l’environnement dans la zone portuaire en gagnant des terres, et envisagé les effets du jeu des marées et des obstructions sur les trajets naturels disponibles pour les pêcheurs traditionnels ».
Il s’abstient d’entrer dans le maquis des politiques gouvernementales et relève que, dans le cas présent, l’aspect financier du contentieux porte sur « la cause sociale », dont « la cause environnementale » constitue l’élément principal. « La cause sociale concerne la nature des pertes financières éventuelles des Plaignants dans l’avenir et le danger de disparition de leur culture du fait des dégradations de l’environnement provoquées par les actions des Accusés ».
Le programme de réinsertion envisagé pour les pêcheurs traditionnels n’inclut pas une nouvelle implantation de leurs hameaux et villages dans des secteurs proches, ce qui pouvait peut-être fournir à l’identique des moyens de subsistance, note la Cour.
Elle poursuit : « Il y a des espèces particulières et des groupes fonctionnels qui ont un rôle essentiel dans d’importants processus écosystémiques. La perte de ces espèces peut avoir de sérieuses conséquences sur l’ensemble de l’écosystème concerné ».
« Les mécanismes de production primaire et secondaire permettent aux communautés maritimes de contribuer aux processus globaux. On estime que la moitié de la production primaire sur la planète est attribuable à des espèces marines. Sans producteurs primaires dans les eaux de surface, les océans seraient rapidement à cours de nourriture. Et sans organismes planctoniques et benthiques facilitant le cycle nutritionnel, les producteurs primaires seraient vite en manque de nutriments ».
Selon la législation internationale, les États ont clairement le devoir de protéger les populations sous leur juridiction contre toute atteinte aux droits humains de la part d’acteurs non étatiques, notamment les entreprises. En plus d’être tenue de respecter le droit international coutumier, l’Inde a ratifié un certain nombre de traités internationaux qui garantissent les droits humains.
Si un gouvernement manque à ces devoirs, cela constitue une violation de la législation internationale. Et le fait que le gouvernement ne remplit pas ses obligations ne soustrait pas un acteur non étatique à ses responsabilités quant à ses actes et à leurs conséquences par rapport aux droits humains, explique la Cour.
L’article 20 de la Loi relative au Tribunal Vert national (2010) dit clairement que la Cour tiendra compte du « principe de précaution », qu’elle devra prendre ses arrêts et décisions dans le respect du développement durable, du principe de précaution et du principe pollueur-payeur. Le principe de précaution exige d’anticiper les choses afin d’éviter de nuire, rappelle la Cour.
Au final, le Tribunal, composé du juge V R Kingaonkar et d’Ajay A Deshpande, expert, est arrivé à la conclusion que JNPT a dégradé l’environnement en détruisant la mangrove. JNPT a d’autre part commencé les travaux sur le site avant même d’avoir reçu le feu-vert environnemental, fait réaliser l’étude d’impact environnemental (EIA) sans prévoir de véritable programme de réinstallation et réinsertion (R & R), ou un bon audit des risques et avantages liés à la mise en œuvre de ce projet.
En termes d’écologie, de moyens de subsistance, d’habitations, de frayères et d’espèces de poissons, il y a des pertes importantes qui justifient le versement d’indemnisations aux Plaignants. Il est d’ailleurs difficile de les réinstaller dans un environnement adéquat, avec l’équipement et le contexte culturel qui conviendraient, note le Tribunal.
De son côté, l’ONGC (Oil and Natural Gas Corporation) n’a pas enlevé le revêtement extérieur de sa conduite pour restaurer l’écologie et l’environnement dans le secteur. Il apparait que le jeu des marées est entravé du fait des actes des Accusés. Il est par ailleurs reconnu que le JNPT a entrepris des travaux pour réduire la crique de Nhava-Sheva, ce qui causera des problèmes pour le changement de trajet des bateaux de pêche traditionnels des Plaignants. « Dans ce contexte, décide la Cour, il est manifeste que le principal moyen d’existence de ces pêcheurs leur est enlevé. Nous sommes en conséquence d’avis qu’ils sont en droit de bénéficier d’une indemnisation de la manière suivante… ».
La répartition des compensations à verser par CIDCO, JNPT et ONGC sera respectivement de 10-70-20 % compte tenu de leur degré de responsabilité dans la perte de mangroves, de frayères, de moyens de subsistance, etc.
Il est établi que la crique de Nhava Sheva est utilisée par les pêcheurs traditionnels pour sortir vers le large et revenir. C’est un fait que, avec le développement du quatrième terminal, la largeur de la crique sera encore réduite. « Au cours des débats, note la Cour, nous avons précisément posé des questions sur l’existence éventuelle de circuits de navigation pour les bateaux de ces pêcheurs dans le cadre des développements en cours, et dans l’affirmative pour savoir s’ils avaient été examinés et approuvés par les autorités en charge de ces dossiers ». Il a été répondu que la Capitainerie du Port est habilitée à règlementer le mouvement des navires dans son secteur.
Le Tribunal apprécie l’intérêt que porte le JNPT à la sécurité concernant la circulation des navires et autres embarcations. Il estime qu’il est, en la matière, nécessaire que les autorités compétentes élaborent un système applicable aux bateaux des pêcheurs traditionnels ou autres, et qui prévoit les mesures de sécurité indispensables : dispositif anticollision, GPS, immatriculation séparée… Cela permettrait de réduire les conflits entre pêcheurs locaux et usagers du port de commerce, ce qui serait bon pour le développement durable. La Cour déclare : « Nous demandons donc au JNPT de contacter l’autorité en charge et de fournir au besoin l’appui nécessaire pour la mise en place d’un tel système ».
Calculs
La Cour admet qu’il n’est pas facile de déterminer précisément les revenus de chaque pêcheur et de l’ensemble de la famille. On peut cependant se baser sur quelques éléments concrets, à savoir notamment la période pendant laquelle les familles subiront des pertes du fait des activités des Accusés.
Le Tribunal estime que cela devrait normalement durer au moins trois ans. On peut compter quatre personnes par famille (deux hommes et deux femmes) qui gagnent ensemble 800 roupies (13 dollars) par jour, sur la base de 200 roupies, qui est le revenu habituel d’une personne dans le groupe des bas revenus. Le manque à gagner annuel par famille s’établit donc ainsi : 200 x 4 x 365 = 292 000 roupies (4 662 dollars). Si on estime que le tiers de cette somme sera consacré aux besoins de subsistance, resterait théoriquement disponible la somme de 194 666 roupies (3 108 dollars), perdue pour cause de travaux.
« Nous estimons que chaque membre de la famille aura besoin de trois années pour se reconvertir et gagner sa vie. Certains devront apprendre à conduire des véhicules de transport routier, acquérir de l’expérience, trouver un emploi dans ce domaine. Une période de trois ans semble réaliste, compte tenu du changement brutal dans leur vie quotidienne ». Pour l’ensemble des 1 630 familles concernées, le total des pertes sur trois ans s’établit donc à environ 15 303 877 dollars ».
Le Tribunal a statué sur cette plainte de la façon suivante :
i. Les Plaignants recevront la somme de 95 192 000 roupies (15 303 877 dollars) qui sera répartie également entre les 1 630 familles touchées et identifiées comme familles de pêcheurs dans les registres du Collector, à savoir 584 000 roupies (9 834 dollars) par famille, dans un délai de trois mois, versées par les Accusés n° 7, 8 et 9 (CIDCO, JNPT et ONGC) selon les pourcentages mentionnés ci-dessus.
Au cas où la dite somme ne serait pas versée dans le délai précisé, elle portera un intérêt de 12 % par an jusqu’à ce qu’elle soit encaissée par la famille de pêcheur concernée.
Les Accusés n° 7, 8 et 9 paieront, dans les proportions déjà indiquées, 50 lakhs (80 385 dollars) et les coûts de réparation des dégâts à l’environnement. Ce travail (reforestation de la mangrove, libre circulation des courants de marée…) sera effectué sous l’autorité du Collector du district de Raigad dans un délai de huit mois, et en consultation avec la MCZMA (Agence de gestion de la zone côtière du Maharashtra).
Les Accusés n° 7, 8 et 9 verseront 5 lakhs (8 038 dollars) aux Plaignants au titre de leurs frais de procédure, et supporteront leurs propres frais.
Les Accusés n° 7, 8 et 9 déposeront la somme indiquée aux par. (i) et (ii) ci-dessus dans les services du Collector du district de Raigad dans les délais stipulés. Au cas contraire, le Collector encaissera cette somme en tant que recettes foncières dues par les Accusés. Dans un délai de quatre mois, le Collector fera rapport à ce Tribunal concernant la bonne exécution de cette affaire.
La MCZMA fera part de la bonne exécution de ses directives aux Accusés dans un délai de deux mois. Ainsi le veut le tribunal.
Telles ont été les décisions du juge V R Kingaonkar et d’Ajay A Deshpande du Tribunal Vert national (Zone ouest) siégeant à Pune, le 27 février 2015, en réponse à la plainte n° 19/2013.
Pour plus d’information
indianexpress.com/article/cities/mumbai/ngt-orders-jnpt-ongc-to-pay-affectedfishermen-families-95-cr/#sthash.VVwI3Onp.dpuf
Le Tribunal Vert national condamne JNPT, CIDCO et ONGC à verser 95 crores de roupies à 1 630 familles de pêcheurs