Présentation : Livre
Faire face, évoluer, imaginer
Grâce à des critères d'analyse communs et à un regard cohérent, un livre plein d'enseignements sur les pêches artisanales
Cette présentation a été faite par Edward H. Allison (e.allison@uea.ac.uk) de l'École du développement international, Université d'East Anglia, Royaume-Uni
Les pêches artisanales sont souvent considérées comme un secteur oublié ou négligé. Leurs apports sont sous-évalués, leurs réussites d'adaptation passées sous silence : ce serait une relique de notre passé de chasseurs-cueilleurs, un sous-secteur qui disparaîtra bientôt dans l'obscurité. Lorsque la ressource s'amenuise et que les pertes de biodiversité touchent la multitude de ceux qui pratiquent cette activité, on se souvient quand même de ces gens, et on attire l'attention sur leur recours apparemment désespéré à des méthodes de capture destructrices.
Pour redessiner ce tableau de « crise » et amener les pêches artisanales sur le devant de la scène à portée des débats nationaux et mondiaux sur la gestion et le développement de la pêche, il faudrait des statistiques, des descriptions et des analyses fiables et à jour. Or les travaux de recherche dans ce domaine traitent essentiellement du poisson...
Présentation : Livre
Faire face, évoluer, imaginer
Grâce à des critères d'analyse communs et à un regard cohérent, un livre plein d'enseignements sur les pêches artisanales
Cette présentation a été faite par Edward H. Allison (e.allison@uea.ac.uk) de l'École du développement international, Université d'East Anglia, Royaume-Uni
Les pêches artisanales sont souvent considérées comme un secteur oublié ou négligé. Leurs apports sont sous-évalués, leurs réussites d'adaptation passées sous silence : ce serait une relique de notre passé de chasseurs-cueilleurs, un sous-secteur qui disparaîtra bientôt dans l'obscurité. Lorsque la ressource s'amenuise et que les pertes de biodiversité touchent la multitude de ceux qui pratiquent cette activité, on se souvient quand même de ces gens, et on attire l'attention sur leur recours apparemment désespéré à des méthodes de capture destructrices.
Pour redessiner ce tableau de « crise » et amener les pêches artisanales sur le devant de la scène à portée des débats nationaux et mondiaux sur la gestion et le développement de la pêche, il faudrait des statistiques, des descriptions et des analyses fiables et à jour. Or les travaux de recherche dans ce domaine traitent essentiellement du poisson plus que des pêcheurs ou des pêcheries. Ceux qui portent effectivement sur les activités la pêche et d'après capture se concentrent surtout sur les pêcheries industrielles des pays développés, bien qu'elles représentent moins de la moitié de la production mondiale des pêches de capture et que leur importance en termes d'emplois soit minime.
Certaines organisations comme la FAO, le WorldFish Centre et plusieurs associations de conservation de la nature ont des programmes consacrés à la gouvernance et au développement des pêches artisanales, mais leur efficacité reste limitée du fait de la fragmentation de la base de connaissance relative à ce secteur. C'est pour cela précisément que l'ouvrage ici présenté est si intéressant.
Coordonné par le sociologue Svein Jentoft et l'économiste Arne Eide du Centre de gestion des ressources marines du Collège norvégien des sciences de la pêche à l’Université de Tromsø, Norvège, il présente la majeure partie des résultats du projet de recherche récent PovFish financé par le Conseil norvégien de la recherche. PovFish a commandé des études dans quinze pays, surtout en Asie du Sud et du Sud-Est, en Afrique australe, avec des études individuelles pour le Ghana, la Turquie et la Pologne.
Le résultat est plus qu'une collection d'études de cas par pays. Sa valeur universelle vient de ce qu’il a utilisé un cadre analytique commun qui assure un regard cohérent à travers les différents contextes afin de tirer des leçons plus générales tout en maintenant une souplesse suffisante qui permet à chaque auteur de mettre l'accent sur les aspects particulièrement pertinents pour son lieu de travail.
Le décor est planté par un solide avant-propos de John Kurien, Membre du Collectif international d'appui à la pêche artisanale (ICSF), universitaire et militant reconnu. Il rappelle ses premières rencontres avec les communautés de pêche, qui ont façonné son devenir, et recommande modestement aux lecteurs d'explorer ce livre pour mieux comprendre les choses.
Le vécu des gens
Dans l'introduction, les auteurs disent que leur ouvrage « parle des pêches artisanales et de la multitude de gens pauvres et vulnérables qui tirent leur subsistance de cette activité..., de ce que la pêche représente pour eux, de ce qu'ils font pour s'adapter à un environnement changeant, de ce que les pêcheries apportent à leur sécurité alimentaire et à leur bien-être ». Cette façon de voir les choses en fait un livre à part : il ne traite pas essentiellement des conséquences écologiques des activités de pêche, bien qu'elles ne soient pas ignorées ; il ne dit pas comment prélever davantage de poissons ou d'optimiser la valeur économique des pêcheries, même si cet aspect n'est pas non plus oublié. Il parle en fait des gens qui prennent, transforment et vendent du poisson, de leurs familles, des membres de leur communauté, avec leurs pensées, motivations, aspirations, relations sociales et politiques, leurs cultures. Il est aussi question de leurs technologies, connaissances, marchés, de leur adaptation au changement.
Dans un contexte d'appels fréquents pour une vision plus intégrée ou systémique de la pêche, voici ici finalement un livre centré sur les gens en tant qu'individus et groupes sociaux et non pas comme des exploiteurs de l'environnement, des acteurs économiques ou des « bouches affamées ». La clarté de la mise au point sur ces gens varie, comme la distance du regard de l’observateur. L'anthropologue s'approche de près des individus tandis que l'écologiste systémique et le spécialiste de la gouvernance ont une vue plus large, plus holistique et s'intéressent au contexte. Au final, cela donne (pour citer les coordinateurs) « une remarquable mosaïque d'histoires, de situations, de stratégies d'adaptation dans la pêche artisanale ».
L'ouvrage est intelligemment structuré, non pas par régions ou disciplines universitaires, mais par d'autres regards intelligents : compréhension des aspects de la pauvreté et de la vulnérabilité dans la pêche (influencés par le contexte ambiant), façons de faire face, aménagement des systèmes de gouvernance pour tenir compte des changements en cours ou à venir...
Cette analyse sert de base pour imaginer un futur débarrassé de la pauvreté et de la vulnérabilité. La finesse de l'analyse vient de ce qu'elle refuse de s'aligner universellement sur des histoires de « succès » ou de « crises ». Les études de cas font apparaître des succès partiels, conditionnels : crises retardées ou évitées, solutions imparfaites en cours. Cela donne un image bien plus convaincante de la vie dans les pêches artisanales que les récits populaires à l'emporte-pièce parlant d'effondrement, de pauvreté, d'occupation de la dernière chance, que la description inconditionnelle du succès pour tous et pour toujours.
Les bonnes idées dans cette riche collection commencent dans les chapitres introductifs. J'ai été particulièrement frappé par l'argument de l'irréversibilité de la privatisation des biens communs aquatiques exposé par Eide et al.. Ensuite Chuenpagdee et Jentoft décrivent le cadre général de la recherche pour ce projet : une approche dite « de la chaîne du poisson » qui examine les moteurs et politiques qui ont un impact sur l'ensemble du système de la pêche, de l'environnement jusqu'aux activités de capture et d'après capture.
Jentoft et Midré procèdent à un examen approfondi et critique de la notion de pauvreté et de la vulnérabilité et de leur évaluation, introduisant en même temps une méthodologie de recherche essentielle : interroger les pêcheurs eux-mêmes sur leur interprétation et leur expérience de la pauvreté plutôt que de s'appuyer sur des indicateurs et des interprétations qu'amènent de l'extérieur des « experts de la pauvreté ».
Chaque étude de cas apporte une perception approfondie de la pauvreté et du bien-être par les détails. Nous apprenons ainsi par Mahmudul Islam que les pêcheurs des Sundarbans vivent dans la crainte d'une attaque par les tigres du Bengale et qu'ils dépensent une bonne partie de leurs gains en médicaments. Pour soutenir un système de pêche dans un tel contexte, il faudrait donc prendre des mesures qu'on ne trouve sans doute pas dans la « boite à outils » classique du gestionnaire de la pêche.
L'étude d'Onyango sur la façon dont les pêcheurs du lac Victoria perçoivent eux-mêmes la pauvreté et le bien-être nous rappelle que les principes directeurs de l'approche des moyens de subsistance sont de « placer les gens au centre de l'analyse », de « s'intéresser surtout à ce que les pauvres ont plutôt qu'à ce qu'ils n'ont pas », de « tirer parti des points forts ». Au lieu de cela, les analystes du développement ont eu tendance à focaliser sur les déficits et les besoins, présentant ainsi les pêcheurs comme des victimes en quête d'assistance, plutôt que comme des acteurs de leur propre destin. Le chapitre d'Onyango sur le lac Victoria saisit bien la fierté et la joie de la pêche en tant que métier et mode de vie. J'aurais bien aimé entendre davantage la voix des femmes de cette communauté. À vrai dire, bien que la problématique de genre soit fréquemment mentionnée, et que l'importance des femmes de la pêche soit soulignée, nous n'entendons pas grand chose venant de femmes (sauf de chercheuses ou auteures).
Les femmes
Les trois importantes citations de femmes de communauté de pêche que l'on trouve dans cet ouvrage parlent, d'une façon ou d'une autre, de la nécessité de faire face aux difficultés. Le chapitre de Marciniak sur les pêches artisanales polonaises met en lumière un point de vue féminin sur l'abus d'alcool dans une communauté en déclin. L'étude de Knudsen et Koçak relative au fonctionnement en dents de scie des pêcheries turques d'escargots de mer utilise le vécu d'une femme dans l'adversité comme point de départ d'une analyse des difficultés pour « faire face ». L'étude de González sur l'autonomisation dans les pêches du Nicaragua expose les frustrations d'une adhérente à une coopérative féminine.
Ceci dit, tous les chapitres (même la vue d'ensemble méticuleusement documentée et fascinante de Kraan sur le thème de la pêche comme mode de vie et pas seulement moyen de vivre au Ghana) restent silencieux sur la façon dont les filles qui grandissent dans les communautés de pêche s'identifient à des tâches liées cette activité ; et rien non plus sur les satisfactions que retirent les poissonnières de leur travail. Les tableaux statistiques présentés sont rarement sexospécifiques, mais plusieurs auteurs ont quand même des sous-sections spécifiques sur « le rôle des femmes », qui sont essentiellement une constatation de la division sexuelle du travail et des différences dans la vulnérabilité.
Malgré l'adoption d'un cadre de recherche dit « de la chaîne du poisson » pour cet ouvrage, l'analyse reste centrée sur le processus de la capture du poisson, sur les revenus, sur la gestion des stocks. Les activités de transformation, négoce, commercialisation et autres moyens adoptés par les femmes pour gagner des sous pour la famille bénéficient rarement du même niveau d'analyse que les opérations de capture du poisson.
Les sections sur Faire face et Changements présentent des tableaux particulièrement réussis des multiples expériences du changement dans des pays comme le Mexique, le Nicaragua, la Turquie, le Malawi, la Thaïlande. Réformes de la gouvernance, initiatives de développement et formation de coopératives sont quelques-uns des mécanismes retenus pour aller vers un avenir meilleur. Les exemples de cette section viennent tous de pays qui ont connu des évolutions économiques et sociales majeures, suite à des conflits civils ou des luttes géopolitiques régionales dans un passé relativement récent. Citons le Vietnam, l'Afrique du Sud, le Sri Lanka, le Mozambique, le Guatemala.
La vision pour le futur repose sur un ensemble théorique introduit dès le début du livre et qui est illustrée par les quinze études de cas : le développement comme principe de liberté, la notion de bien-être (à la fois aspects matériels et non matériels), attention portée aux aspirations populaires, respect des droits, réduction des vulnérabilités.
Dans le futur imaginé pour la gouvernance de la petite pêche, nous devrons apprendre des pauvres, nous devrons impliquer les gens concernés par les changements dans la formulation, l'application et l’évaluation des processus politiques. Dans cette vision, la pêche sera considérée comme l'un des éléments d'un système culturel, économique et social plus large ; et si elle ne pourra plus assurer le bien-être de toute la communauté, on prévoira même des plans de départ.
Les auteurs terminent l'ouvrage en espérant qu'il « stimulera la curiosité, élargira les connaissances et poussera à l'adoption de stratégies nouvelles », et prouvera que la pêche artisanale a encore beaucoup d'avenir.
Pour plus d’information
sites.google.com/a/maremacentre.com/povfish/
Lutte contre la pauvreté et moyens de subsistance durables dans les pêches artisanales (Projet PovFish)
www.worldfishcenter.org/
Le WorldFish Centre
www.maremacentre.com/
Centre pour la gestion des ressources marines, Collège des sciences de la pêche, Université de Tromsø, Norvège