Pêche artisanale / ÉCONOMIE BLEUE
Couper les cheveux en quatre
Aucune raison d’attendre un consensus sur ce qui est juste avant de corriger les injustices dans ce secteur
Cet article a été écrit par Svein Jentoft (svein.jentoft@uit.no), professeur au Collège norvégien des sciences de la pêche, UiT- Université arctique de Norvège, Tromsø, membre fondateur de Too Big To Ignore (TBTI)
J’étais invité à parler au récent webinaire organisé par Too Big To Ignore (TBTI), un partenariat mondial pour la recherche sur la pêche artisanale, le 5 juin 2020. Il s’agissait de la « Justice bleue ». Parmi les partenaires présents, il y avait le PLAAS (Institut d’études sur la pauvreté, la terre et l’agriculture) d’Afrique du Sud.
Avec l’Économie bleue/la Croissance bleue qui se répand à travers le monde, j’estime que la question de la justice sociale pour les pêches artisanales est très importante et devient de plus en plus pressante, pour la recherche sociale également. Nous disposons maintenant des Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté (Directives SSF), qui constitue un progrès décisif, entériné par les États...
Pêche artisanale / ÉCONOMIE BLEUE
Couper les cheveux en quatre
Aucune raison d’attendre un consensus sur ce qui est juste avant de corriger les injustices dans ce secteur
Cet article a été écrit par Svein Jentoft (svein.jentoft@uit.no), professeur au Collège norvégien des sciences de la pêche, UiT- Université arctique de Norvège, Tromsø, membre fondateur de Too Big To Ignore (TBTI)
J’étais invité à parler au récent webinaire organisé par Too Big To Ignore (TBTI), un partenariat mondial pour la recherche sur la pêche artisanale, le 5 juin 2020. Il s’agissait de la « Justice bleue ». Parmi les partenaires présents, il y avait le PLAAS (Institut d’études sur la pauvreté, la terre et l’agriculture) d’Afrique du Sud.
Avec l’Économie bleue/la Croissance bleue qui se répand à travers le monde, j’estime que la question de la justice sociale pour les pêches artisanales est très importante et devient de plus en plus pressante, pour la recherche sociale également. Nous disposons maintenant des Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté (Directives SSF), qui constitue un progrès décisif, entériné par les États membres de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en juin 2014. Je suis persuadé que, si les États ne font rien pour les mettre en œuvre, les pêcheurs artisans seront perdants dans cette Économie bleue. Les nombreuses injustices auxquelles ils sont confrontés depuis si longtemps ne feront que s’aggraver.
La question de la justice nous accompagne depuis que les humains se sont mis à constituer des groupes et des communautés. Elle n’a jamais disparu, et elle restera probablement là . Tout au long de l’Histoire, des gens ont réfléchi en profondeur et longtemps sur la nature de la justice et sur ceux qui devraient en être les bénéficiaires. À mon avis, on ne peut pas (et on ne devrait pas) débattre de la notion de Justice bleue sans rendre visite à cet antique débat philosophique. Parce qu’il est toujours bien vivant.
Un petit article n’est pas l’endroit pour y entrer en profondeur. Je me contenterai de proposer quelques idées, basées sur diverses contributions plus récentes, concernant la façon d’appréhender la Justice bleue en tant que sujet de recherche. Il ne suffit pas d’être moralement concerné à propos de justice pour les petits pêcheurs. Nous devons aussi savoir de quoi nous parlons, et comment acquérir de nouvelles connaissances sur le sujet. Pour cela, un cadre analytique assez large serait bien utile pour nous guider dans les multiples complexités, dimensions et dilemmes de la Justice bleue.
La Justice bleue
Ceux qui connaissent les publications de TBTI savent que nous nous sommes largement inspirés d’une « théorie de la gouvernance interactive » pour orienter notre recherche, comme cela avait été préconisé à l’origine par le professeur Jan Kooiman des Pays-Bas. Avec d’autres collègues de TBTI, j’ai travaillé avec lui pendant des années. Après son décès, nous avons continué à appliquer sa théorie et à l’étoffer. Nous pensons que la Justice bleue (en tant que concept et phénomène) peut être examinée à travers la façon de regarder les choses qu’il nous a laissée. Dans son livre Governing as Governance paru en 2003, il explore ce qu’il appelle les « ordres » de la gouvernance : le méta-(troisième), le deuxième et le premier ordre. Permettez-moi de dire ici quelques mots sur des sujets de recherche liés à la Justice bleue, sous l’angle des différents ordres de gouvernance.
En commençant par le haut, le troisième (méta) ordre de gouvernance montre la manière dont les images, les valeurs et les normes d’un système social particulier se transforment en principes de justice dans le contexte de la gouvernance de la pêche artisanale. Pensez aux « principes directeurs » des Directives SSF. Ils découlent des normes propres aux droits humains, qui toutes concernent la justice. Mais les gouvernements nationaux peuvent se faire une idée de la justice qui ne corresponde pas aux Directives SSF. Les principes de justice du gouvernement peuvent être en décalage par rapport à ceux qui ont cours dans les communautés de petits pêcheurs. Nous ne pouvons pas savoir si de telles disparités existent si nous n’avons pas vérifié la chose empiriquement. Ce que nous devrions faire, car cela affecte les processus et les résultats de la gouvernance.
Prenons, par exemple, le célèbre « Principe de différence » du philosophe John Rawls, qui dit : « Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions : a) elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, dans des conditions de juste égalité des chances ; b) elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société ».
On reconnaîtra le Principe de différence dans la définition que le célèbre économiste français Thomas Piketty donne de la justice sociale, qui pourrait aussi convenir pour la pêche artisanale dans l’Économie bleue si l’on remplace le mot « membres » par les gens de la pêche artisanale. Voici ce qu’il dit : « La société juste est celle qui permet à l’ensemble de ses membres d’accéder aux biens fondamentaux les plus étendus possible », et qui « organise les relations socio-économiques, les rapports de propriété et la répartition des revenus et des patrimoines, afin de permettre à ses membres les moins favorisés de bénéficier des conditions d’existence les plus élevées possible ».
On reconnaît aussi le principe de différence dans plusieurs articles des Directives SSF, notamment le 5.7 : « Les États, s’il y a lieu, accordent un accès préférentiel aux ressources halieutiques présentes dans les eaux relevant de la juridiction nationale afin d’assurer des débouchés équitables aux différents groupes de personnes, en particulier aux groupes vulnérables ».
Le système de gouvernance qui fait l’objet d’un examen minutieux respecte-t-il ce principe ? Si c’est non, pourquoi ? Si c’est oui, comment ? Au second ordre de la gouvernance, l’attention porte sur les institutions (lois, réglementations…) et sur les organisations dont le rôle est de veiller à ce que les règles soient justes, concernant la représentation des pêches artisanales, par exemple. Les règles d’accès en cours sont-elles discriminatoires à l’encontre des petits pêcheurs ? Les petits pêcheurs ont-ils un droit d’accès équitable aux processus décisionnels où sont établies les réglementations les concernant ? Rawls dit qu’ils devraient l’avoir. Cela a trait à ce qu’on appelle la « justice procédurale ».
Avec deux collègues suédois, je travaille actuellement sur un chapitre où nous démontrons que, dans le système de gouvernance des pêches de la Suède, les petits pêcheurs restent en dehors des mécanismes consultatifs et décisionnels. Le système fonctionne principalement dans l’intérêt de la pêche industrielle. Dans les pêcheries suédoises, l’injustice n’est pas tant dans le troisième ordre que dans le second ordre de la gouvernance, selon la terminologie de Kooiman.
On cherchera aussi à identifier les lacunes de la justice au second ordre de la gouvernance, non seulement ce qui est là mais aussi ce qui n’y est pas. Des structures de gouvernance multiples peuvent travailler côte à côte, et en concurrence les unes avec les autres. Certaines sont du gouvernement, d’autres des communautés ; certaines sont informelles, d’autres coutumières, d’autres plus récentes. La justice doit aussi être évaluée au sein des institutions coutumières, concernant notamment leur degré d’intégration. Elles peuvent faire preuve de discrimination à l’encontre des femmes, ce qui les rend globalement injustes.
Commentant la théorie de la justice de Rawl (dont le Principe de différence), Amartya Sen dit dans son livre The Idea of Justice qu’il y a plus dans la justice sociale que des principes de justice et de simples institutions. Nous devons, argumente-t-il, scruter la manière dont la justice se manifeste dans la vie quotidienne des gens, dans les libertés dont ils disposent réellement, les capacités qu’ils possèdent et les choix qu’ils ont ou n’ont pas, et dans les choix qu’ils font. Les institutions guident et dirigent les interactions, mais ne les déterminent pas nécessairement, du moins pas pleinement. Elles ne garantissent pas la justice. Donc la justice est également un problème du premier ordre de gouvernance (dans le schéma de Kooiman). C’est-à -dire dans l’expérience quotidienne des gens de la pêche artisanale.
Les institutions établissent des limites, mais donnent aussi lieu souvent à des conduites irrégulières qui ont des répercussions fâcheuses sur la pêche artisanale. Les Gouvernements sont en principe régis par la loi, gèrent selon la loi. Mais il leur arrive d’abuser de leur autorité. Certaines personnes à l’autre bout ne suivent pas les règles établies, surtout celles qui leur sont imposées. Elles sont fréquemment impliquées dans des jeux stratégiques à des fins de pouvoir et de ressources. Elles parviennent souvent à contourner les règles pour leur intérêt particulier.
Dans un monde idéal, il y aurait de la cohérence entre ces divers ordres. Les principes de la justice au troisième (méta) ordre de gouvernance détermineraient l’aménagement des institutions au second ordre, et ensuite les interactions de la gouvernance au premier ordre. Nous savons bien, cependant, que les choses ne se passent pas obligatoirement ainsi dans la réalité.
Dissonances
Voici à nouveau Piketty : « …Il faut se méfier des principes abstraits et généraux de justice sociale et se concentrer sur la façon dont ils s’incarnent dans des sociétés particulières et dans des politiques et des institutions concrètes ».
Les décalages entre les ordres de gouvernance ne sont pas faciles à révéler ou à supprimer. Les dissonances entre les principes du méta-ordre, les règles du second ordre et les interactions du premier ordre peuvent persister. Nous devons donc tenter de comprendre pourquoi c’est ainsi. Où sont les blocages ? Pourquoi le statu-quo se maintient-il ? Malgré le consensus, les principes de justice des Directives SFF vont avoir du mal à s’infiltrer dans les autres ordres, où c’est « business as usual » : une nouvelleétiquette sur une ancienne bouteille.
Les valeurs, normes et principes de justice qui guident les interactions sociales quotidiennes ne vont peut-être pas remonter pour contribuer à des évolutions institutionnelles et normatives dans la façon de gérer les pêches artisanales. Ainsi, les lacunes de la justice persistent, surtout lorsque des gens puissants ont tout intérêt à les dissimuler. Dans son livre Principles of Justice, David Miller écrit : « La justice en vient à ressembler de trop aux institutions et pratiques en place, au lieu d’aider à les examiner de façon critique ».
L’Économie bleue démontrera dans quelle mesure les États membres de la FAO étaient sérieux lorsqu’ils ont adopté les Directives SSF. Ils se sont engagés à respecter et renforcer une série de principes de justice, le Principe de différence entre autres. Agiront-ils de même dans l’Économie bleue ?
Il n’y a évidemment rien de mal en soi dans des concepts tels que l’Économie bleue ou la Croissance bleue. Ils sont neutres, pas faciles à rejeter, et ils peuvent s’appliquer partout. Nous avons toujours eu une économie bleue ! Le problème commence quand on y ajoute des choses, si les pouvoirs en place oublient, dans la pratique, de s’occuper des pêches artisanales, ce qu’ils ont tendance à faire. Alors les petits pêcheurs ont raison de se méfier. Entre les paroles et les actes, il y a un fossé ; c’est un problème qu’il convient de regarder de près. Car il y a de l’hypocrisie là -dedans.
Avant de se mettre à corriger les lacunes, les petits pêcheurs et autres acteurs du milieu maritime (y compris les gouvernements) n’ont pas besoin d’être tous d’accord sur la nature de ces principes de justice idéaux, sur ce qu’ils devraient être. Même s’ils ne possèdent pas le degré de raffinement conceptuel de philosophes professionnels, ils sont capables de reconnaître l’injustice quand ils la rencontrent.
Pour s’inspirer, ils trouveront de la matière dans les Directives SSF. Selon Piketty à nouveau, les principes de justice du troisième (méta) ordre ne suffisent pas pour faire régner la justice. Mais ce sont des critères d’évaluation pour les processus et les résultats ; et ils pourraient constituer une base dans les litiges si les lacunes persistent.
Ceci dit, selon Amartya Sen, les institutions n’y suffisent pas non plus. Elles sont nécessaires mais pas suffisantes. Pour garantir la Justice bleue, il ne faut donc pas se satisfaire d’une simple création d’institutions au second ordre de la gouvernance. On doit continuer jusqu’au premier ordre. C’est là que doit avoir lieu le test décisif de la justice, puisque la justice est « finalement liée à la façon de vivre des gens, et pas seulement à la nature ou aux institutions qui les entourent », pour citer à nouveau Sen.
Théorie de la justice
Nous ne devons pas attendre des clarifications conceptuelles ou le perfectionnement des institutions. Cela ne se fera sans doute jamais ; mais il faut toujours essayer. Pour l’heure, essayons d’agir plus pour révéler et corriger les injustices qui sont maintenant apparentes, qui surgiront dans l’Économie bleue. Amartya Sen souligne bien ce point : « Il n’est ni nécessaire ni suffisant d’identifier des dispositifs sociaux parfaitement justes pour qu’une théorie de la justice puisse guider un choix raisonné en matière de politiques, de stratégies ou d’institutions ».
La société juste est celle qui permet à l’ensemble de ses membres d’accéder aux biens fondamentaux les plus étendus possible.
Les valeurs, normes et principes de justice qui guident les interactions sociales quotidiennes des gens ne vont peut-être pas remonter pour contribuer à des évolutions institutionnelles et normatives…
Pour plus d’information
https://sk.sagepub.com/books/governingas-governance
Gouverner la gouvernance
https://www.hup.harvard.edu/catalog.php?isbn=9780674007147
Principes de la Justice sociale
https://www.hup.harvard.edu/catalog.php?isbn=9780674980822
Capital et Idéologie
https://www.hup.harvard.edu/catalog.php?isbn=9780674000780.
Théorie de la Justice
https://www.cambridge.org/core/journals/utilitas/article/amartya-sen-the-idea-ofjustice-london-allen-lane-2009-pp-xxviii-468/1E52B5D37FEBD063DD9EF6206F877E53
L’idée de la Justice