Corée du Sud / ESTRAN
Finies les palourdes !
La construction d’une grande digue dans l’estuaire de Saemangeum n’a pas fait le bonheur des récolteurs de coquillages
Cet article a été écrit par Sun-Ae II (iisune@miyazaki-mu.ac.jp), professeur d’anthropologie à l’Université de Miyazaki, Japon
Saemangeum (qui signifie « nouveau sol fertile”) est situé après la plaine de Gimje-Mangyeong, province de Jeolla du Nord, Corée du Sud. C’est une région de rizières bien connue. Ce nom est apparu au moment de l’élaboration du grand projet national de poldérisation qui a débuté en 1991. Il s’agissait de développer 40 100 hectares de terre en construisant une digue de 33 km à travers une vaste zone concernant les secteurs de Gunsan, Gimje et Buan. Le but premier était de trouver une solution à la rareté des terres agricoles. Par la suite cependant, sur les espaces ainsi gagnés s’installeraient d’autres activités (manufactures, tourisme).
Cette initiative a fait pendant plus d’une décennie l’objet de débats de la part du gouvernement, des populations locales, d’organismes environnementaux et de préservation de la nature, de chercheurs et d’experts, de gens impliqués dans des œuvres religieuses. Des questions ont été posées, sur la croissance de l’économie locale, la destruction de l’écosystème de l’estran, la valeur économique des produits de la mer.
Pendant ce temps, on a semblé ignorer le droit des pêcheurs de la région à des moyens de subsistance. Entre 2006, lorsque la digue a été fermée, et 2014, ce projet a fait sentir ses effets sur la situation des communautés de pêche, sur le rôle respectif des hommes et des femmes qui en font partie.
Le long de la côte ouest de la Péninsule coréenne, on trouve des zones intertidales formées par des marées de grande amplitude et les sédiments charriés dans le cours lent des rivières. Ces estrans constituent de bons et riches habitats. La côte ouest concentre plus de 80 % de la superficie totale des estrans de ce pays, soit 248 940 ha.
Dans la première partie du XXème siècle, pour résoudre le problème alimentaire du Japon et faciliter l’immigration de sa population, une expansion des terres agricoles de la Péninsule coréenne colonisée s’imposait. Jusqu’en 1945, 30 % des surfaces totales ainsi mises en valeur étaient concentrées dans la province de Jeolla du Sud. Dans la seconde partie du XXème siècle, de la fin de la Guerre de Corée en 1953 jusqu’aux années 1980, ces travaux ont continué sous prétexte d’accroître la production alimentaire et augmenter les terres agricoles. À partir des années 1990, cela devenait un projet global de développement multiforme, incluant le logement, l’immobilier. En 2008, plus de 60 % de la superficie totale des zones intertidales avait été récupéré, soit un triplement par rapport à la première moitié du siècle passé. Dans la province de Jeolla du Nord, grâce au projet de poldérisation de Saemangeum, la superficie ainsi récupérée est presque trois fois plus importante que les estrans.
Estuaire
Dans l’estuaire des rivières Dongjin et Mangyeong, la zone de Saemangeum s’étendait largement. Jusqu’à la construction de la digue, il y avait là une riche biodiversité. Poissons et coquillages prélevés dans cet espace étaient une source de revenu pour les pêcheurs. La production annuelle s’élevait en moyenne à environ 70 000 tonnes. En 1996, sous l’effet des travaux en cours, elle a baissé d’environ 35 % par rapport à la décennie précédente. Jusqu’alors, les pêcheurs pensaient que les coquillages resteraient abondants quelle que fût l’importance des prélèvements.
D’après les statistiques du Ministère des affaires maritimes et de la pêche, la production de courbines jaunes et d’étrilles s’est apparemment redressée depuis 2007, mais il y a eu une diminution pour les coquillages, notamment la palourde commune, la vénus chinoise. Le Jeolla du Nord a été la première zone de production de la palourde commune, avec des élevages centrés autour de Saemangeum à partir de 1961.
La palourde de cette province représentait environ 70 % de la production nationale jusqu’en 2007 ; elle n’était plus que de 10 % en 2012. Les pêcheurs avaient l’habitude d’ensemencer en juvéniles des parcelles en copropriété et de récolter ensemble les adultes, le moment venu. À Saemangeum, les exploitants disposaient de concessions individuelles où ils pouvaient élever des palourdes pendant une certaine période avec l’autorisation de l’Administration.
Moins prisée que l’ormeau, la palourde commune était cependant présentée dans le passé aux membres des familles royales. Les prix variaient selon la taille et la maturité. La palourde de moins de deux ans, de 3-4 cm, se vendait 3 dollars le kg, pour faire de la soupe. La palourde de 2-3 ans et 6 cm se vendait 6 dollars pour faire du sashimi. La palourde de 3 ans faisant plus de 9 cm se vendait 12 dollars, et était bouillie. Les palourdes de 7 cm étaient considérées comme les plus délicieuses. En automne et en hiver, on les consommait crues ; au printemps et en été, elles étaient bouillies ou entraient dans un potage.
Les pêcheurs récoltent la palourde sur l’estran en utilisant un râteau ou un autre instrument appelé geore. Le râteau sert quand il y a peu d’eau et que les palourdes sont petites. Il est aussi utile pour récupérer plusieurs coquillages à la fois. Le geore est tiré par le pêcheur qui va à reculons et sent le contact de la coquille avec l’instrument. En deux heures de temps, on peut généralement ramasser 9 kg de palourdes. Avec un râteau, quelqu’un d’expérimenté peut cueillir 70 kg dans une journée, et se faire environ 100 dollars. Avec le geore, ça peut être 60 kg et 150 dollars.
La palourde commune d’hiver se vendait 14 dollars le filet de 10 kg. En été, le prix descendait à 8 dollars. Ceux qui avaient de la pratique pouvaient faire 90-100 kg dans la journée ; mais la diminution du nombre de touristes et d’acheteurs a poussé les prix à la baisse. Dans le village de J., les personnes utilisant un râteau ou un geore étaient plus nombreuses que celles qui opéraient avec une embarcation. En plus des coquillages, les villageois pêchaient la crevette charnue, la blanchaille au printemps, les étrilles en été, le krill pour des préparations salées et fermentées en automne, le mulet so-iny en hiver.
Pour pêcher les étrilles, on utilisait un trémail dérivant manœuvré pendant quatre ou cinq heures par de petits bateaux aux mortes-eaux.
La production quotidienne d’une drague hydraulique équivalait pratiquement à celle de 30 pêcheurs utilisant un râteau ou un geore. Des sortes de chalutiers améliorés prenaient tout : coquillages et poissons.
Les pêcheurs locaux disaient : « Avec un bateaux, un râteau ou un geore, nous ramassions des coquillages jour et nuit. Et pourtant il en restait plein. On pouvait acheter un bateau, éduquer les enfants, gagner sa vie. Saemanguem était vraiment une mine d’or, une source de vie pour nous, les gens du coin ! ».
Certains jeunes pêcheurs qui avaient travaillé sur des bateaux avaient abandonné le métier en touchant une indemnité en compensation de leurs droits de pêche. Comme ils ne pouvaient pas trouver un nouvel emploi, ils se sont remis à pêcher avec des dragues hydrauliques de 2-4 tonnes. Quand on a été indemnisé, on n’a plus le droit de pêcher. Pourtant, six personnes du village de J. possèdent huit bateaux de 1-3 tonnes et un bateau de 3-9 tonnes. Ils ciblent la palourde japonaise sur les hauts fonds près des écluses, et du poisson plus au large.
La saison des couteaux va de l’hiver au printemps. Quand la marée descend loin, les pêcheurs avancent en enfonçant dans leurs trous en forme de 8 un outil de 15-20 cm appelé seoge pour les attraper. Comme ces couteaux font 14 cm de long et 3 de large, on les nomme couteaux bambou du fait de leur forme. Un homme du village de J., âgé d’une soixantaine d’années, a retiré de sa pêche au couteau en moyenne 6 840 dollars en 2003-04-05. En 2006, ses recettes ont chuté à 1 000 dollars. En 2010, à cause de la dégringolade de la production, le prix du couteau a été multiplié par cinq.
La palourde commune était récoltée par les hommes et les femmes ; la mactre par les femmes uniquement. Dans le village de J., palourdes et couteaux sont des ingrédients indispensables pour un mariage, un enterrement, une cérémonie religieuse. Il faut des couteaux dans tout repas de mariage. Ce met favori est servi en sashimi ou bouilli.
Comme les gisements de palourde ont été perdus après la construction de la digue, on a commencé à importer ces denrées de Chine ou de Corée du Nord, mais elles ne sont pas offertes à l’occasion de cérémonies. Comme la rivière de Mangyeong a été complètement désalinisée, on y pêche maintenant une grande quantité de gardons, carpes et anguilles.
À côté du village de J. se trouve une plaine de 32 km² gagnée sur la mer en 1925 par les Japonais. On y cultive du riz, du blé et des pommes de terre, et aussi des fraises en serre. Il y avait tellement de visiteurs au port de pêche que les rues adjacentes étaient tous les jours encombrées. En septembre 2013, tout cela a disparu pour faire place aux travaux pour la construction d’un port de plaisance. Le village de J. ne dispose pas de beaucoup de terres agricoles ; c’était le plus pauvre de la commune de Gimje quand les produits de la mer étaient bon marché. À partir de 1970 cependant, les revenus des ménages se sont améliorés à mesure que se multipliaient les écloseries de palourde et que son exportation marchait très bien. Des gens de l’agriculture se sont mis aussi à récolter des coquillages.
C’est au village de J. que les activités de pêche étaient les plus importantes.
Baisse de la population
En septembre 2013, il y avait là 110 personnes (52 de sexe masculin, 59 de sexe féminin) réparties en 57 foyers. Par rapport à l’année de la fin des travaux sur la digue, la population a baissé de 40 % ; et on ne compte aucun enfant en dessous de 9 ans.
Les adolescents représentent 3 % de la population totale. Dans la tranche des 40-50 ans, il y a eu une baisse de 8-10 %. La tranche des 60-70 ans a par contre augmenté de 10-20 % et constitue maintenant 60 % de la population totale. Ces foyers sont généralement composés de deux personnes.
La plupart des personnes qui ont la soixantaine étaient pêcheurs, sans emploi, ou journaliers dans des fermes. Les septuagénaires étaient pour la plupart dans l’agriculture, n’avaient pas d’emploi ou dépendaient d’une aide publique. Les cinquantenaires étaient pêcheurs, travailleurs indépendants ou journaliers agricoles. La plupart des gens du village de J. qui récoltaient des coquillages sont restés sur place. Certains ont maintenant une activité agricole ou de pêche ; d’autres sont sans emploi ou vivent de l’aide sociale (voir Graphique).
La plupart des hommes sont dans l’agriculture, la pêche, ou artisans. Beaucoup de femmes travaillent à la journée dans des exploitations agricoles, ou sont employées dans la restauration. Comme les habitants du village de J. ont perdu l’accès à cette mer qui leur apportait des revenus dans le passé, ils ne peuvent plus guère avoir une vie confortable, sur le plan financier et social. En 2014, ils ont annulé la fête annuelle de la lune en février parce que personne ne voulait s’en charger.
Puisqu’il n’y a pas de lieux de pêche disponibles, de plus en plus de personnes âgées tuent le temps en allant dans des centres sociaux pour les séniors. Parce qu’ils n’ont presque pas de revenus, ils sont hypersensibles, facilement irritables, et se disputent donc constamment pour des broutilles. Comme leurs maris sont maintenant sans emploi, même les femmes de 40 ou 50 ans travaillent à la journée dans des fermes. Pêcher en mer pendant quatre ou cinq heures rapportait en moyenne 200 dollars pour une journée. Travailler dans les champs est plus dur physiquement et rapporte beaucoup moins. Ces femmes s’y organisent en groupes pour retirer de leur labeur environ 60 dollars.
Par le passé, elles pouvaient prendre leur journée pour cause de pluie ou tempête ; mais ce système ne s’applique pas aux travaux des champs. Elles ne peuvent donc pas s’arrêter. Quand elle récoltait des coquillages, une septuagénaire se faisait 100-200 dollars dans une journée. En travaillant dans une ferme jusqu’à dix heures parfois, elles n’ont que ces quelque 60 dollars. Les personnes âgées qui ne disposent pas de revenus peuvent bénéficier d’allocations spéciales s’élevant à 700-800 dollars par mois. Mais après avoir arrêté de récolter des coquillages, certains ont souffert de perte de facultés mentales et ont dû aller dans un établissement de soins. C’est ainsi qu’il y a de plus en plus des maisons vides ; et cela représente maintenant plus de 10 % des foyers. Comme ils ne trouvent pas d’autre travail, beaucoup parmi ces milliers de gens qui ont perdu leurs lieux d’opération traditionnels trouvent le moyen d’avoir encore une activité de pêche. Ils savent bien qu’ils se mettent ainsi dans l’illégalité ; et les autorités ferment les yeux.
À la recherche d’un emploi, les jeunes pêcheurs de Saemanguem ont quitté leur village, qui a vu de ce fait sa population vieillir rapidement. Pour ceux qui étaient nés là, qui y avaient passé des décennies à vivre de la mer avant de subir les conséquences de ce projet national, c’était dur d’apprendre un nouveau métier. Les hommes et les femmes de la pêche qui n’ont pas de terres deviennent des travailleurs non qualifiés, des journaliers. Ceux et celles qui restent dans le village doivent se débrouiller. Leur esprit de solidarité, d’appartenance à une même communauté, soutenu jusque-là par l’aide mutuelle et des relations établies au fil des générations, a été mis à mal.
L’estran disparaît pour se fondre dans la terre ferme ; les pêcheurs sont fatigués et appauvris. Les hommes et les femmes de la pêche, qui constituent un groupe minoritaire et faible de la société, prennent douloureusement conscience de leur situation : ils sont désarmés et désespérés. Fermant les yeux sur ces blessures sociales, le projet national de développement continue d’aller de l’avant, et vise davantage de superficie et de voies express à l’horizon 2020. Sur le plan social, politique et culturel, ces pêcheurs sont des perdants. De grands projets leur ont enlevé ce qui était le fondement même de leur existence.
Pour plus d’information
www.flockingsomewhere.com/chasingspoonies-in-south-korea-4-saemangeumseawall/
À la recherche de bécasseaux spatule en Corée du Sud - La digue de Saemangeum
www.researchgate.net/publication/264897102_The_Saemangeum_tidal_flat_Long-term_environmental_and_ecological_changes_in_marine_benthic_flora_
and_fauna_in_relation_to_the_embankment
Les platiers de Saemangeum
www.nytimes.com/2008/11/24/world/asia/24iht-reclaim.1.18097402.html?_r=0
Les écologistes sonnent l’alerte concernant un projet de poldérisation en Corée du Sud
earth.esa.int/web/earth-watching/home/-/article/saemangeum-dam-south-korea
Le barrage de Saemangeum – Corée du Sud