Inde / MIGRATION
Néo-esclavage
Dans le district de Srikakulam, État d’Andhra Pradesh, les villages du littoral sont affectés par un phénomène migratoire
Cet article a été écrit par Arulmozhi Varman (arul.varman13@apu.edu.in) et P Pranavi (pranavi.p13@apu.edu.in), Université Azim Premji, Bengaluru, Inde
Il est midi, mais malgré le soleil brulant, Varada Lakshiamma attend patiemment avec son panier l’arrivée des bateaux dans ce coin isolé du Golfe du Bengale. Elle se dépêchera ensuite d’aller vendre son poisson dans les localités du voisinage. En l’absence de transports publics, elle compte sur les autorickshaws (triporteurs motorisés). Nous lui avons parlé au moment où elle était occupée à suivre la vente aux enchères. Son mari est à Veraval, au Gujarat. Il y va depuis une quinzaine d’années, comme la plupart des époux de femmes de la pêche dans ce district.
Le phénomène migratoire a commencé dans ces villages il y a vingt ou trente ans. Le mot migration s’applique habituellement à des mouvements internationaux de personnes passant d’un pays à l’autre en quête de travail. Ici, ce mot est utilisé parce que le district de Srikakulam a déjà connu deux vagues migratoires au cours desquelles d’importants groupes de...
Inde / MIGRATION
Néo-esclavage
Dans le district de Srikakulam, État d’Andhra Pradesh, les villages du littoral sont affectés par un phénomène migratoire
Cet article a été écrit par Arulmozhi Varman (arul.varman13@apu.edu.in) et P Pranavi (pranavi.p13@apu.edu.in), Université Azim Premji, Bengaluru, Inde
Il est midi, mais malgré le soleil brulant, Varada Lakshiamma attend patiemment avec son panier l’arrivée des bateaux dans ce coin isolé du Golfe du Bengale. Elle se dépêchera ensuite d’aller vendre son poisson dans les localités du voisinage. En l’absence de transports publics, elle compte sur les autorickshaws (triporteurs motorisés). Nous lui avons parlé au moment où elle était occupée à suivre la vente aux enchères. Son mari est à Veraval, au Gujarat. Il y va depuis une quinzaine d’années, comme la plupart des époux de femmes de la pêche dans ce district.
Le phénomène migratoire a commencé dans ces villages il y a vingt ou trente ans. Le mot migration s’applique habituellement à des mouvements internationaux de personnes passant d’un pays à l’autre en quête de travail. Ici, ce mot est utilisé parce que le district de Srikakulam a déjà connu deux vagues migratoires au cours desquelles d’importants groupes de population sont partis surtout en Birmanie (Myanmar), d’abord à la fin du XIXe siècle, ensuite durant la Second Guerre mondiale. La troisième phase actuelle, qui est en fait un déplacement d’un État de l’Inde à un autre, est toujours qualifiée de migration dans les publications.
Plus de 50 % des hommes dans la tranche des 30-40 ans sont partis. Pour les 25-45 ans, le pourcentage monte à 90 %. La plupart sont allés au Gujarat, surtout à Veraval et Porbandar pour travailler sur de gros bateaux appartenant à des saits (armateurs) qui possèdent généralement une flottille de 5 à 10 navires, parfois même 20 navires. Quelques pêcheurs sont allés à Mangalore, au Karnataka, sur ce genre de bateaux aussi. Les autres migrants vont à Chennai, Hyderabad et Vishakapatnam pour s’employer dans le bâtiment.
Au Gujarat, à partir du moment où le pêcheur migrant reçoit une avance du sait, il est prisonnier d’un contrat oral. Cette somme permettra à la famille de subsister au pays pendant son absence. Une fois au Gujarat, ces hommes restent à bord pendant 20-25 jours d’affilée. Ils s’aventurent dehors en groupe pour s’entraider en cas de problème (tempête, accident, maladie). Ils supportent les conditions de vie inhumaines à bord parce qu’ils sont très pauvres. Leur consolation c’est que la nourriture est abondante sur les navires motorisés.
Raisons du départ
Les raisons de leur migration sont surprenantes. D’un point de vue sociologique, ce sont à la fois des facteurs d’incitation au départ (pas d’autre choix que de quitter le domicile, souvent parental) et des facteurs d’attraction (autre habitation, pays et région). Parmi les causes poussant au départ, il y a d’abord le manque d’infrastructures adaptées dans ce district. Pas de port de pêche : les pêcheurs ne peuvent opérer avec des bateaux motorisés. Pas d’installations frigorifiques, pas de fabrique de glace dans le voisinage. Même quand les débarquements sont bons, il y a de grandes chances que cette denrée périssable se détériore avant d’avoir trouvé un débouché.
Deuxième facteur d’incitation au départ, les pêcheurs de Srikakulam ne peuvent pas résister à la concurrence des gros chalutiers basés à Vishakapatnam et Ganjam. Ils considèrent que leurs opérations ont entraîné une réduction des stocks au fil des années, ce qui soulève la question du droit d’accès à la ressource dans cette région.
Troisième facteur incitatif, l’augmentation des coûts de production (en particulier pour les bateaux en polyester et le matériel de pêche) et la stagnation des revenus après des investissements lourds. Parfois les rentrées d’argent ont chuté considérablement, ce qui a conduit souvent à une faillite.
Le principal facteur d’attraction pour un départ vers le Gujarat est la recherche d’un emploi salarié. Quelle que soit l’importance des captures, le travailleur a le droit à un salaire fixe. Parfois, quand la pêche est particulièrement bonne, il a droit à une prime modeste prélevée sur les profits réalisés par le sait. Quand le rendement est faible, l’armateur verse malgré tout le montant convenu. La possibilité d’avoir un revenu convenable et régulier est principalement ce qui pousse ces pêcheurs à aller voir ailleurs.
Le deuxième facteur d’attraction est le fait que le salaire est versé sous forme de somme globale, qui sera utilisée de manière productive plutôt que dans des boissons et des jeux s’il s’agissait d’un paiement journalier. Avec l’argent gagné, ces pêcheurs construisent généralement une maison ou achètent des ornements pour le mariage de leur fille. Il n’est qu’à voir le grand nombre d’habitations à moitié terminées dans le village de Badevanipeta, même district. La construction avance chaque année, grâce à l’argent gagné au Gujarat. On compte en moyenne trois migrants par famille ; ils mettent en commun leur argent pour bâtir leur maison.
Le troisième facteur d’attraction concerne les progrès récents en matière de technologie de l’information. Le migrant peut ainsi effectuer sans mal un transfert électronique d’argent et communiquer avec sa famille. Par le passé, beaucoup de pêcheurs ont perdu dans des vols les grosses sommes qu’ils ramenaient sur eux à leur retour au pays.
Cette migration a produit un certain nombre d’effets négatifs, notamment en matière de santé et d’hygiène. Les garçons accompagnent leur père dès l’âge de 12 ans, parfois 10 ans, et au village les filles sont mariées au plus tôt : l’éducation est de ce fait négligée. L’environnement est sale, il n’y a pas de système d’assainissement convenable, pas de cabinets dans les habitations, mais par contre des mares d’eau stagnante où prospèrent mouches et moustiques : il ne faut pas s’étonner que les villageois soient souvent malades.
Dans le quartier de Day and Night Junction à Srikakulam, il y a une pléthore de cliniques (une cinquantaine) et de pharmacies. Il n’existe pas de centres de soins primaires dans les villages. Les habitants ont donc tendance à aller jusqu’à un hôpital, une clinique même s’ils n’ont qu’une petite fièvre. Les docteurs, qui sont souvent appuyés par des politiciens, exploitent l’ignorance de ces campagnards et les font dépenser beaucoup d’argent à chaque visite.
On a aussi parlé de cas d’exploitation des pêcheurs migrants par l’armateur. Mais les plaintes ne reçoivent aucun écho. Aucun gouvernement local n’accepte de responsabilité pour ces pêcheurs migrants. Celui du Gujarat dit qu’ils ne sont pas de son ressort. Celui d’Andhra Pradesh dit que les faits incriminés ne se sont pas produits sur son territoire.
Le phénomène migratoire entre le district de Srikakulam et le Gujarat peut être qualifié de néo-esclavage. C’est une forme de travail forcé traditionnel. Des capitalistes d’une autre partie du pays profitent de la force de travail et des compétences de ces pêcheurs.
Pour plus d’information
www.academia.edu/10610681/Interstate_migration_of_fishers_from_Srikakulam_district_Andhra_Pradesh
Migration interne de pêcheurs du district de Srikakulam, Andhra Pradesh