Sénégal / SARDINELLE
Roulette russe
Les gros chalutiers étrangers autorisés à prélever la sardinelle mettent en danger les moyens de subsistance des communautés de pêche artisanale
Cet article a été écrit par Béatrice Gorez (cffa.cape@scarlet.be), Coordinatrice de la CAPE/CFFA, à partir de contributions de Sogui Diouf (APRAPAM) et de Gaoussou Gueye (CAOPA)
En ce moment même, avec nos pays africains durement touchés par la crise économique, par la sécheresse et la désertification qui s’étendent dans la région, notre sardinelle aide beaucoup à survivre. La sardinelle c’est notre sang ; c’est le poisson des pauvres, notre filet de sécurité alimentaire, dit Gaoussou Gueye, actif dans la pêche artisanale sénégalaise depuis une trentaine d’années, Secrétaire général de la CAOPA (Confédération africaine des organisations professionnelles de la pêche artisanale).
En Afrique de l’Ouest, les petites espèces pélagiques (sardinelle notamment) sont convoitées par de nombreux opérateurs : principalement des flottes de pêche lointaine venues de Russie, d’Europe du Nord, d’Asie de l’Est, des groupes internationaux comme Pacific Andes, la société chinoise Poly Hondone, avec l’appui de fonds internationaux de capital-risque...
Sénégal / SARDINELLE
Roulette russe
Les gros chalutiers étrangers autorisés à prélever la sardinelle mettent en danger les moyens de subsistance des communautés de pêche artisanale
Cet article a été écrit par Béatrice Gorez (cffa.cape@scarlet.be), Coordinatrice de la CAPE/CFFA, à partir de contributions de Sogui Diouf (APRAPAM) et de Gaoussou Gueye (CAOPA)
En ce moment même, avec nos pays africains durement touchés par la crise économique, par la sécheresse et la désertification qui s’étendent dans la région, notre sardinelle aide beaucoup à survivre. La sardinelle c’est notre sang ; c’est le poisson des pauvres, notre filet de sécurité alimentaire, dit Gaoussou Gueye, actif dans la pêche artisanale sénégalaise depuis une trentaine d’années, Secrétaire général de la CAOPA (Confédération africaine des organisations professionnelles de la pêche artisanale).
En Afrique de l’Ouest, les petites espèces pélagiques (sardinelle notamment) sont convoitées par de nombreux opérateurs : principalement des flottes de pêche lointaine venues de Russie, d’Europe du Nord, d’Asie de l’Est, des groupes internationaux comme Pacific Andes, la société chinoise Poly Hondone, avec l’appui de fonds internationaux de capital-risque comme le Groupe Carlyle. Ils signent avec des pays de la région des accords qui leur permettent de faire venir des chalutiers géants en quête de sardinelle et d’autres petits pélagiques. La flotte russe se taille la part du lion. À la belle époque de l’ex-URSS, ces navires prélevaient annuellement jusqu’à 1 500 000 tonnes de petits pélagiques sur les côtes nord-ouest de l’Afrique. Maintenant c’est 400 000 tonnes seulement, pourrait-on dire.
C’est surtout au Sénégal que la présence de ces flottes de pêche lointaine donne du souci, car son secteur artisanal local cible aussi traditionnellement la sardinelle. Sogui Diouf, ancien Directeur des pêches du Sénégal, relève que, chaque année à l’approche de la saison froide, les bateaux russes ciblant les petits pélagiques se rappellent au bon souvenir des Sénégalais en sollicitant des autorisations de pêche. En 2010, la Russie, avec la complicité du Ministre de l’Économie maritime de l’époque, avait obtenu l’autorisation d’exploiter des ressources pélagiques côtières. En avril 2012 cependant, cette flotte a été sommée de cesser ses activités dans les eaux sénégalaises par le nouveau gouvernement.
Mais il n’y a pas de non qui tienne. En 2013, un accord de pêche a été signé entre la Russie et la Guinée-Bissau, offrant à la Russie la possibilité d’opérer dans la zone commune entre le Sénégal et la Guinée-Bissau, et d’en profiter pour faire des incursions dans les eaux du Sénégal. C’est ainsi que le bateau Oleg Naydenov fut arraisonné fin 2013 en action de pêche sans autorisation.
En 2014, les pêcheurs artisans sénégalais se demandaient quelle stratégie les Russes allaient employer. Ils n’ont pas attendu longtemps pour savoir. En septembre, un opérateur économique de Dakar, à la tête d’une société mixte, a introduit auprès du Ministère de la Pêche et de l’Économie maritime une requête portant sur l’octroi de 10 autorisations de pêche aux petits pélagiques, afin de lui permettre la reprise de la société de transformation de produits de la pêche Africamer.
Africamer
Africamer a été créée en 1979. Par an, elle traitait 20 000 tonnes de poisson, en exportait 12 000 tonnes, dont 85 % vers l’Europe, avait une flotte de 17 chalutiers glaciers et employait 2 500 personnes. Africamer, qui fut la plus grande société de pêche du Sénégal, a connu entre 2005 et 2008 des difficultés consécutives à des erreurs de gestion. Ces difficultés ont entraîné une suite d’arrêts suivis de reprises éphémères d’activités. Africamer a finalement été mise en liquidation en 2011.
Diouf relève ironiquement une coïncidence. Fin 2013, le représentant de l’Agence russe avait fait, auprès de la Présidence de la République, une requête très semblable : une demande de licences de pêche pour 10 chalutiers, opérant 6 mois par an pour pêcher 100 000 tonnes de petits pélagiques, pendant 5 ans. La requête incluait aussi la reprise d’Africamer. « Les similitudes sont tellement frappantes qu’on se demande si la requête du promoteur sénégalais de 2014 n’émane pas en réalité de l’Agence fédérale de pêche de Russie ».
Diouf attire aussi l’attention sur diverses propositions tout à fait irréalistes qui étaient évoquées. « La requête du promoteur sénégalais de septembre 2014 comprend, outre la reprise d’Africamer et l’octroi des 10 licences, la création d’un chantier naval et un volet de développement de l’aquaculture. L’investisseur propose, pour réaliser ce programme de grande envergure, d’investir seulement 11 milliards FCFA (environ 17 millions d’euros), ce qui est irréaliste. D’autre part, la reprise des activités d’Africamer supposerait un approvisionnement de l’usine en produits frais. Or les produits pêchés par les bateaux russes à qui iraient les dix licences sont congelés à bord et conditionnés en mer… Cette proposition de reprise de l’usine de transformation Africamer n’est qu’un leurre. Les promesses de recrutement d’ouvriers pour Africamer ne pourront pas être tenues car on n’approvisionne pas une usine de transformation avec des produits déjà congelés et conditionnés en mer. Il s’agit d’un mensonge et du seul moyen qu’a trouvé la Russie de faire revenir ses bateaux dans les eaux sénégalaises pour pêcher la sardinelle ».
Qu’est-ce qui est en jeu dans cette quête de la sardinelle d’Afrique de l’Ouest ? La sécurité alimentaire et des dizaines de milliers d’emplois du secteur artisanal. En effet, les flottes de super-chalutiers étrangers pêchant dans la région sont en compétition directe avec la pêche artisanale pour l’accès à la sardinelle. Il s’agit en effet d’un stock unique qui effectue des migrations entre le Maroc et la Guinée-Bissau en passant par la Mauritanie et le Sénégal.
Les sardinelles occupent une place très importante dans la pêche au Sénégal, tant en ce qui concerne les mises à terre, la consommation locale que les emplois et les exportations. Quelque 60 % des plus de 400 000 tonnes de débarquements de la pêche artisanale sénégalaise sont des sardinelles. Près de 12 000 pêcheurs artisans sénégalais vivent de la seule pêcherie de sardinelles. En outre, de nombreux métiers connexes (distribution du poisson, transformation artisanale) associés à la pêcherie de sardinelles se caractérisent par de faibles barrières à l’entrée en termes de capital, qualification et savoir-faire, et emploient des dizaines de milliers de personnes. L’importance de la composante féminine dans la transformation artisanale constitue un facteur favorable aux politiques de réduction de la pauvreté.
Au plan de la sécurité alimentaire, les sardinelles constituent la source de protéine animale la plus accessible en termes de prix et de quantité. Dans beaucoup de familles sénégalaises actuellement, étant donné l’augmentation des prix de la viande et du poisson frais, seul le repas de midi, à base de riz au poisson (sardinelles) est assuré.
Surexploitation
Sur le plan biologique, l’état des ressources en sardinelles est de plus en plus préoccupant. Le groupe de travail FAO/COPACE réuni en juin 2013, à Nouadhibou, Mauritanie, a constaté que les stocks sont surexploités comme les années précédentes, et que l’effort de pêche doit être substantiellement réduit.
Les plus inquiets sont les pêcheurs artisans et les femmes transformatrices du Sénégal. Pour exprimer leur colère, au petit matin du 7 janvier 2015, 80 personnes venues de toutes les régions de pêche du pays se sont réunies à M’Bour à l’occasion d’un forum organisé par APRAPAM (Association pour la Promotion et la responsabilisation des acteurs de la pêche artisanale à Mbour), qui réunit des professionnels du secteur artisanal et des citoyens concernés. Le thème unique proposé pour cette journée était le suivant : « Enjeux de l’exploitation et de la valorisation des ressources pélagiques et de la place de celles-ci dans la sécurité alimentaire : la parole aux professionnels ».
Les transformatrices ont parlé de leur combat quotidien, confrontées qu’elles sont à la rareté du poisson à traiter. Aujourd’hui, la majeure partie de la sardinelle brute vient de Mauritanie. C’est la conséquence à la fois de la surexploitation et de la rude concurrence générée par des investisseurs étrangers à la recherche des mêmes petits pélagiques pour approvisionner leurs activités de transformation, notamment les farines de poisson destinées à l’exportation. Au cours des années passées, on a vu en effet une floraison incontrôlée d’usines de farines et huiles de poisson qui sont la propriété d’investisseurs chinois, coréens et russes.
L’année dernière, le journal français Le Monde a écrit qu’entre 2011 et 2014, onze unités de transformation se sont montées près des sites de débarquement de pêche artisanale, entre Kayar, au nord de Dakar, et Joal, soit environ un tiers du littoral sénégalais. Ils absorbent maintenant la plus grande part des débarquements des pêcheurs artisans (y compris pour la production de farines), ce qui prive les femmes de leurs moyens de subsistance.
Les participants au forum d’APRAPAM ont exprimé des recommandations assez traditionnelles : mise en place d’un système efficace de contrôle des captures, extension des mesures déjà prises par certaines communautés pour empêcher la capture, la transformation, la commercialisation de la sardinelle juvénile, et fermeture temporaire de la pêche.
Mais ils ont aussi demandé hardiment aux autorités d’entrevoir la possibilité de réserver la pêche aux petits pélagiques aux artisans. Cette réclamation sans précédent nécessite un nouveau contrat social entre le Gouvernement et le secteur artisanal. Pour améliorer la sécurité alimentaire, pour assurer des moyens de subsistance aux plus vulnérables (y compris les femmes transformatrices), pour accorder aux artisans un droit exclusif sur la sardinelle, il faudra évidemment agir concrètement afin que les usines dont on a bien légèrement autorisé l’installation en grand nombre n’absorbent pas entièrement la production du secteur artisanal, en empêchant les femmes d’avoir aussi leur part du poisson débarqué.
Pour plus d’information
www.aprapam.org/2014/10/27/reservera-la-peche-artisanale-lexploitation-dela-sardinelle-ou-yaboye/
Réserver à la pêche artisanale l’exploitation de la sardinelle ou Yaboye
cape-cffa.org/
Coalition pour des accords de pêche équitables
transparentsea.co/index.php?title=Russia
La Russie et les pêches africaines
www.lemonde.fr/planete/article/2014/01/30/la-ruee-desrusses-et-des-asiatiques-sur-lepoisson-senegalais_4356805_3244.html#7DTjA24p1WSRTiUt.99
Au Sénégal, la ruée des Russes et des Asiatiques sur la pêche artisanale, Le Monde