Chili / PÊCHEURS ARTISANS
Un combat constant
Des divergences sociales et politiques ont produit une abondance d’organisations dans le secteur des pêches artisanales
Cet article a été écrit par Brian O'Riordan (briano138531@gmail.com), Secrétaire du Bureau de l’ICSF en Belgique
L’histoire du mouvement social dans les pêches artisanales chiliennes, avec ce qu’il a produit, constitue le sujet d’un ouvrage récent intitulé Movimiento Social de Pescadores Artesanales de Chile ; Historia y organización de la defensa del mar chileno. Il retrace le développement du processus d’organisation depuis les années 1950 jusqu’en 2010 en mettant bien en évidence son importance sociale et politique, exprimée par la voix des hommes et des femmes qui y ont participé.
Il décrit comment le mouvement s’est officialisé et structuré, au fil des quatre dernières décennies, en entités locales, régionales et nationales qui s’impliquent activement dans la gestion des pêches, dans des négociations avec l’ennemi traditionnel (le secteur industriel). Il a été incorporé dans des mécanismes décisionnels officiels : Conseils de zone de pêche, Conseils régionaux et Conseil national de la pêche notamment.
Nulle part ailleurs les pêcheurs artisans ne...
Chili / PÊCHEURS ARTISANS
Un combat constant
Des divergences sociales et politiques ont produit une abondance d’organisations dans le secteur des pêches artisanales
Cet article a été écrit par Brian O'Riordan (briano138531@gmail.com), Secrétaire du Bureau de l’ICSF en Belgique
L’histoire du mouvement social dans les pêches artisanales chiliennes, avec ce qu’il a produit, constitue le sujet d’un ouvrage récent intitulé Movimiento Social de Pescadores Artesanales de Chile ; Historia y organización de la defensa del mar chileno. Il retrace le développement du processus d’organisation depuis les années 1950 jusqu’en 2010 en mettant bien en évidence son importance sociale et politique, exprimée par la voix des hommes et des femmes qui y ont participé.
Il décrit comment le mouvement s’est officialisé et structuré, au fil des quatre dernières décennies, en entités locales, régionales et nationales qui s’impliquent activement dans la gestion des pêches, dans des négociations avec l’ennemi traditionnel (le secteur industriel). Il a été incorporé dans des mécanismes décisionnels officiels : Conseils de zone de pêche, Conseils régionaux et Conseil national de la pêche notamment.
Nulle part ailleurs les pêcheurs artisans ne semblent plus organisés qu’au Chili. Selon le Registre national de la pêche artisanale tenu par le SERNAPESCA (Service national de la pêche), au 31 décembre 2014, on comptabilisait 1 131 organisations de pêche artisanale, avec 46 521 adhérents (8 753 femmes et 37 768 hommes). Il y a en tout 91 632 pêcheurs officiellement immatriculés (21 232 femmes et 70 400 hommes). Donc un peu plus de 50 % des artisans se retrouvent dans des structures professionnelles reconnues. Et nulle part ailleurs on ne trouverait, semble-t-il, une telle diversité d’opérateurs : algueros (récolteurs d’algues), buzos (plongeurs, surtout pour des coquillages), armadores (propriétaires de bateaux), pescadores (membres d’équipage)… Tout ce dynamisme se traduit par une grande diversité de structures représentatives : sindicato (union syndicale), asociación gremial (association corporative), coopérative, société (à responsabilité limitée ou par actions). Ces structures se regroupent en fédérations régionales, en confédérations nationales. Actuellement au moins trois organisations prétendent représenter la grande diversité des pêches artisanales chiliennes au niveau national. Il s’agit de CONAPACH établie en 1986 en tant que confédération de sindicatos, de CONFEPACH, une confédération issue de CONAPACH en 1998, de CONDEPP (Conseil national pour la défense du patrimoine halieutique) qui s’est séparé de CONAPACH en 2012 dans le cadre d’un mouvement de protestation élargi pour s’opposer à la privatisation de l’accès à la ressource.
Les caletas
Les pêcheurs sont également organisés au niveau de la caleta, qui est un site de débarquement artisanal où l’on peut trouver un appontement, un marché, une fabrique de glace, un entrepôt frigorifique, une liaison routière. En tout 467 caletas sont officiellement recensées entre la Région d’Arica et Parinacota au nord et la Région de Magallanes au sud, y compris les Îles océaniques (île de Pâques, archipel Juan Fernández…). Au niveau local, les pêcheurs s’organisent également en groupes pour participer aux AMERB (Zones de gestion de l’exploitation des ressources benthiques). Dans ce cadre, il leur est octroyé un droit d’accès exclusif afin de récolter et de gérer coquillages et algues dans les endroits désignés près de la côte. Il s’agit là d’une sorte de droit d’usage territorial pour la pêche (DUTP/TURF), qui privilégie certains groupes et en exclut d’autres.
Ce livre rend un hommage particulier à Humberto Chamorro, un leader charismatique du mouvement, qui par sa vision et son action a façonné l’organisation des pêches artisanales dont la voix se fait aujourd’hui principalement entendre via la CONAPACH et la CONFEPACH. Chamorro avait eu un rôle déterminant dans la création de ces deux structures, dont il a été tour à tour président. Il était aussi un grand responsable dans sa caleta (Portales, près de Valparaiso, Région V), dans la FEDEPESCA (Fédération des pêcheurs artisans de cette même région). Les recettes de la vente de cet ouvrage contribueront à régler les frais médicaux encourus dans sa lutte contre le cancer. Il est décédé le 13 avril 2015. On gardera de lui l’image d’un pêcheur expérimenté et d’un leader exceptionnel.
Tout en lui rendant hommage, ce livre offre un aperçu exceptionnel de la trajectoire des pêches artisanales chiliennes depuis le début du XXème siècle. Cette précieuse source de témoignages fournis par divers acteurs majeurs permet aussi de comprendre l’évolution des organismes publics parallèlement au mouvement de la pêche. Elle montre comment ce mouvement a convergé avec des acteurs publics et privés pour négocier des espaces et des privilèges. Elle relève les étapes importantes de ce parcours jusqu’au début de la présente décennie.
Dans la description des origines de ce mouvement artisan, on souligne bien l’importance de leaders proches du Parti communiste au cours des années 1940 et 1950. Ce parti est déclaré hors-la-loi en 1948 ; et ceux qui lui sont associés sont persécutés et souvent emprisonnés et torturés. Ces premiers militants de la pêche se sont déplacés tout le long des côtes chiliennes pour mobiliser les pêcheurs, pour les rassembler, les organiser dans la défense de leurs droits de travailleurs et de citoyens. C’est ainsi qu’ont été établies certaines des toutes premières organisations autonomes de travailleurs de la pêche, les sindicatos. Les efforts de ces pionniers ont débouché sur la création en 1965 d’une première structure nationale, la FENAPARCH (Fédération nationale des pêcheurs artisans chiliens). Parallèlement à ces initiatives autonomes, l’État, souvent avec le soutien de l’Église catholique, intervenait également afin d’organiser les secteurs productifs (y compris la pêche) afin d’industrialiser et d’établir des coopératives.
À la suite du coup d’État militaire de 1973 et sous la dictature du général Pinochet, il devenait difficile et dangereux de s’organiser dans un cadre syndical. « Dans chaque caleta, des gens étaient fusillés. À cette époque, on craignait pour sa vie », dit un leader cité dans le livre. En 1978, la junte introduit de nouvelles règles pour la constitution d’entités corporatistes (l’asociación gremial) qui incitaient les producteurs à s’organiser à la façon d’une petite entreprise, en proposant formation et appui financier. On encourageait même sous la menace d’un fusil : « Après le coup d’État, dit un pêcheur, nous devions organiser nos réunions avec le canon d’un fusil ou d’une mitraillette de la police dans les côtes ».
Après la levée des restrictions dans les années 1980, et en s’inspirant de la Conférence historique des pêcheurs artisans et de leurs sympathisants en 1984 à Rome, laquelle a produit la première Charte mondiale de la pêche artisanale, les pêcheurs chiliens ont entamé une réorganisation de leur secteur au niveau national. En 1986, le 10ème Congrès national des pêcheurs artisans chiliens lance le premier Conseil national de la pêche artisanale, CONAPACH. Il y a là 116 délégués venus de 74 organisations de pêcheurs réparties dans tout le pays, d’Arica au nord jusqu’à Chiloé au sud, et qui représentent en tout 43 600 pêcheurs vivant dans 215 caletas.
Avec le rétablissement d’un gouvernement civil en 1990, les pêcheurs peuvent s’organiser ouvertement ; et leurs représentants commencent à s’impliquer activement dans l’élaboration et la mise en œuvre de la Loi de 1991 relative à la pêche. Cette nouvelle législation définit la pêche artisanale selon des critères de taille et de métier, met en place la bande côtière des 5 milles et classe les importantes eaux intérieures du pays comme zone de protection réservée aux activités de pêche artisanale. La bande des 5 milles est devenue le symbole de la lutte des artisans chiliens pour la défense de leurs droits.
Un chapitre entier du livre est consacré aux manifestations de janvier 1996 menées par Chamarro pour protester contre l’attribution de permis à des chalutiers ciblant le merlu pour opérer dans les 5 milles. Environ 2 500 pêcheurs convergent alors vers le Congrès national à Valparaiso, où ils brûlent symboliquement le Bote 626, navire artisan de la caleta de Portales. Ces évènements montraient la rapidité avec laquelle le mouvement pouvait réagir et déclencher un rassemblement de masse. « Cette manifestation a été l’une des plus importantes de la lutte des pêcheurs », note un commentateur. Mais elle a aussi provoqué de profondes divisions parmi les leaders et les pêcheurs, en séparant les partisans du chalutier et ses opposants.
Un autre chapitre est consacré à l’émergence de la CONFEPACH à la fin des années 1990. Avec l’établissement de la démocratie, les pressions politiques ont augmenté. En 1998, le gouvernement propose d’introduire un système de quotas individuels transférables (QIT) censé apporter de la stabilité au secteur de la pêche industrielle. On prétendait que ces QIT n’auraient pas de répercussions sur les quotas de la pêche artisanale ; mais le sujet faisait polémique, les responsables étalaient des points de vue et des positionnements divergents. Certains étaient par principe contre l’idée des QIT ; d’autres affirmaient que, sans un solide dispositif de suivi, contrôle et mise en œuvre, ce système serait dangereux. Les fondateurs de CONFEPACH mettaient en avant que l’ancien système de gestion n’était plus viable, que les pêcheurs devaient évoluer avec leur temps ou être perdants.
Les pressions, les divergences ont créé des divisions parmi les leaders et les pêcheurs qui les suivaient, ce qui a donné lieu finalement à la formation d’une nouvelle confédération nationale. CONAPACH, la structure nationale d’origine, s’opposait au projet gouvernemental de QIT tandis que CONFEPACH s’alignait sur cette politique.
Défis à venir
L’avant-dernier chapitre, intitulé Le passé et les défis à venir, traite des principales difficultés de la pêche artisanale, en faisant ressortir quelques thèmes principaux. À bien des égards, les luttes du passé notamment n’ont pas grand-chose en commun avec celles d’hier. Un nouveau type de leadership s’impose. Le secteur devient de plus en plus diversifié et segmenté, et d’énormes inégalités s’installent entre les divers acteurs. Il y a un changement total dans le type d’organisation souhaitable et en matière de compétences des responsables. Il faut maintenant des organisations et des leaders capables de s’engager dans des opérations commerciales, dans des négociations relatives aux échanges, aux politiques. « Il faut établir des alliances stratégiques avec la filière industrielle, négocier avec ces gens. Il nous faut de solides équipes, de bons professionnels, des responsables dotés d’une vision politique… ». Une grande attention est accordée à la question du leadership pour aujourd’hui, particulièrement en matière de formation des jeunes, pour les inciter à se lancer dans la pêche et assumer des responsabilités.
Alors que le livre touche à sa fin, un nouveau chapitre s’ouvre pour les pêches chiliennes. Les stocks connaissent une crise profonde (50 % en surexploitation ou en voie d’effondrement), avec des inégalités de plus en plus marquées dans le secteur de la pêche artisanale. Grâce à la zone des 5 milles et à la concentration de la sardine et de l’anchois dans ces eaux, une poignée de propriétaires de gros bateaux artisans (semi-industriels, soit 10 % du secteur artisanal) font de très gros profits en vendant une grande partie de leur production pour l’alimentation du saumon. Mais la majorité (90 %) des artisans (équipages, plongeurs, récolteurs d’algues) n’ont pas de quotas et ont beaucoup de mal à joindre les deux bouts.
Les pêcheurs artisans sont également confrontés aux effets d’une nouvelle Loi sur la pêche et l’aquaculture adoptée en février 2013 après avoir été examinée au Parlement en procédure accélérée. Cette législation est considérée par de nombreux observateurs comme injuste et illégitime.
Scission
Dans un arrangement négocié à huis-clos par le Ministre de l’économie, et dûment signé en 2011, les deux principales confédérations nationales (CONAPACH et CONFEPACH) acceptaient de soutenir la nouvelle loi moyennant l’octroi par le secteur industriel de quotas de pêche représentant une valeur annuelle de 34 millions de dollars. Ce marché provoque alors une scission au sein de CONAPACH et la création d’une nouvelle organisation, le CONDEPP (Conseil national pour la défense du patrimoine halieutique) qui affirme représenter maintenant environ un tiers des pêcheurs artisans chiliens.
La nouvelle loi prolonge de vingt années supplémentaires le système des QIT mis en place en 2002 au profit du secteur industriel. En tout 49 entreprises de pêche industrielle nationales vont continuer à en bénéficier. Mais on notera que 75 % des quotas sont détenus par trois sociétés qui sont la propriété de cinq familles. Des entreprises et des politiciens mêlés au passage de cette loi au Parlement font actuellement l’objet d’enquêtes pour corruption. Parmi les sociétés citées, il y a la Corpesca qui appartient à la famille Angelini, et qui détient plus de 50 % du quota de pêche.
Parlant des résultats de tout ce processus, le Sous-Secrétaire à la pêche, Raúl Súnico, a dit : « Cette bataille s’est déroulée il y a deux ans. Elle a donné lieu à une nouvelle législation sur la pêche. Elle a fait quelques gagnants, quelques perdants ; et certains ne sont ni l’un ni l’autre ». Les perdants sont assurément la majorité des pêcheurs chiliens et les peuples autochtones, en particulier les plus marginalisés et plus vulnérables qui n’ont pas été consultés et qui n’apparaissent même pas dans ce nouveau texte.
La population chilienne a également perdu car le secteur industriel (et de plus en plus le secteur artisanal) est très tourné vers les exportations. Le poisson qui reste sur place est généralement plus cher que le porc, le poulet ou le bœuf. Cela se traduit par une consommation moyenne annuelle par habitant relativement basse : moins de 7 kg, soit environ 9 % de la consommation nationale de protéines animales.
Il est absolument essentiel que les intérêts des pêcheurs artisans, des populations côtières et de la société en général soient dûment pris en compte dans une politique nationale des pêches. Le Chili ne s’est jamais doté d’une telle politique. La pêche étant gouvernée par le Ministère de l’économie, il en résulte que les aspects environnementaux et sociaux sont une préoccupation secondaire. Dans le cadre d’une éventuelle politique nationale, pour réparer les erreurs de gestion des pêcheries chiliennes, on pourrait faire largement appel aux Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté, qui ont été adoptées l’an dernier par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
Pour en arriver là , il faudra de solides organisations, des leaders compétents. À en juger par le passé, tel qu’il a été raconté dans cet ouvrage, la pêche artisanale chilienne est tout à fait capable d’en produire. La lutte va donc continuer.
Un feu s’éteint
Humberto Chamorro Alvarez, leader historique des pêcheurs artisans chiliens, est décédé le lundi 13 avril 2015 après une longue bataille contre le cancer. Il est bien connu pour être l’un des fondateurs de la CONAPACH qui est considérée depuis longtemps, tant sur le plan national qu’international, comme la voix de la pêche artisanale de ce pays. Né dans la région de ValparaÃso, il est devenu très tôt pêcheur dans la communauté de Portales. C’est là qu’il a montré ses qualités de leader dans la lutte pour de meilleures conditions de vie et de travail dans la pêche artisanale.
Sa vie, son temps, son œuvre font le sujet d’une publication récente présentée dans cet article.
|
Pour plus d’information
pulitzercenter.org/reporting/southamerica-chile-south-pacific-fishingfishermen-decimated-fish-populationsgovernment-controversial-fisheries-lawjack-mackerel-hake-artisan-inequality
Au Chili, l’oligopôle de la mer met en danger la pêche artisanale
pulitzercenter.org/reporting/chile-talcahuano-estrada-artisanindustry-fishermen-conflictgovernment-congress-small-scale-legalbattle-CONDEPP
Chili : Artisans contre Industriels
www.globalpost.com/dispatches/globalpost-blogs/rights/chile-newfishing-law-favors-big-business
Les artisans disent que la nouvelle loi favorise les grosses sociétés : Parties I, II, III