Analyse / AMP
Les oubliés du dispositif
Les pêcheurs sud-africains veulent qu’on respecte enfin leurs droits humains face à l’expansion des aires marines protégées
Cet article a été écrit par Jackie Sunde (jsunde@telkomsa.net), chercheuse à l’Université de Cape Town, Membre de l’ICSF
En concordance avec l’attention croissance accordée à l’échelle internationale aux AMP (aires marines protégées), considérées comme l’un des moyens d’atteindre le double objectif de la préservation de l’environnement marin et de la gestion des pêches, l’Afrique du Sud s’est lancée dans une politique nationale d’expansion de ces AMP. On en compte maintenant 24, dont 23 sur la côte et 1 (les îles du Prince Édouard) en haute mer.
Ces 23 AMP représentent en tout 23,17 % du littoral. Sept d’entre elles interdisent toute forme de prélèvement et sont donc classées comme no-take zones. L’utilisation extractive de la ressource est autorisée sur l’ensemble du périmètre dans neuf d’entre elles. Dans les sept autres, il y a à la fois des secteurs de pêche interdite et des secteurs de pêche autorisée. Au total, environ 9,25 % de la côte est complètement no-take.
En plus de ces AMP officielles, la Direction des pêches a utilisé des...
Analyse / AMP
Les oubliés du dispositif
Les pêcheurs sud-africains veulent qu’on respecte enfin leurs droits humains face à l’expansion des aires marines protégées
Cet article a été écrit par Jackie Sunde (jsunde@telkomsa.net), chercheuse à l’Université de Cape Town, Membre de l’ICSF
En concordance avec l’attention croissance accordée à l’échelle internationale aux AMP (aires marines protégées), considérées comme l’un des moyens d’atteindre le double objectif de la préservation de l’environnement marin et de la gestion des pêches, l’Afrique du Sud s’est lancée dans une politique nationale d’expansion de ces AMP. On en compte maintenant 24, dont 23 sur la côte et 1 (les îles du Prince Édouard) en haute mer.
Ces 23 AMP représentent en tout 23,17 % du littoral. Sept d’entre elles interdisent toute forme de prélèvement et sont donc classées comme no-take zones. L’utilisation extractive de la ressource est autorisée sur l’ensemble du périmètre dans neuf d’entre elles. Dans les sept autres, il y a à la fois des secteurs de pêche interdite et des secteurs de pêche autorisée. Au total, environ 9,25 % de la côte est complètement no-take.
En plus de ces AMP officielles, la Direction des pêches a utilisé des outils de planification spatiale maritime pour élaborer toute une série d’autres mesures : fermeture saisonnière pour des espèces particulières, secteurs interdits au chalut, zones expérimentales où la pêche aux petits pélagiques n’est pas autorisée.
L’Afrique du Sud a identifié 18 zones appelées, selon le vocabulaire des décisions de la Convention sur la diversité biologique (CDB) « aires d’importance écologique et biologique (AIEB/EBSA) qui chevauchent la zone économique exclusive (ZEE) et des secteurs situés au-delà de la juridiction nationale, qui incluent aussi des aires proches du littoral pouvant concerner la gouvernance de la pêche artisanale.
Le travail de planification entrepris pour ces zones a utilisé notamment des données socio-économiques concernant l’utilisation extractive par de grosses entreprises de ces secteurs. Mais il n’a pas été fait usage des savoirs traditionnels ni des informations sociales et culturelles, contrairement aux décisions de la 11ème Conférence des Parties à la CDB de 2012.
Il existe une forte dynamique au sein des milieux de la conservation de l’environnement marin pour accroître la protection officielle par une interdiction totale de la pêche. Dans les Objectifs stratégiques du Département de l’environnement, un pourcentage servant d’indicateur a été fixé. À l’avenir, les performances des hauts fonctionnaires de la Direction des océans et de la conservation de la biodiversité côtière seront définies selon le degré d’expansion du réseau d’AMP.
L’Afrique du Sud est connue pour être un leader mondial en matière de planification systématique de la biodiversité ; elle démontre qu’elle respecte les dispositifs de la planification écologique du Programme de travail de la CDB relatif aux aires protégées (PoWPA). Mais ses systèmes de planification de la biodiversité marine et côtière ne sont pas à la hauteur pour ce qui est de la gouvernance, de la participation, de l’équité, du partage des avantages lorsqu’on regarde la situation du point de vue des communautés de pêche artisanale.
Et la pêche artisanale ?
D’une étude réalisée récemment par l’ICSF (Collectif international d’appui à la pêche artisanale) sur les AMP dans ce pays, il ressort qu’il existe peu de cohérence à travers les sphères du législatif et des politiques en matière de pêche artisanale. Les communautés de pêche artisanale sont loin de tirer profit des AMP : ce sont les oubliées du dispositif. Plus du tiers d’entre elles (environ 56) sont établies à l’intérieur ou à proximité d’une AMP. Leurs droits sont constamment mis à mal, et on cache les répercussions fâcheuses qu’elles subissent du fait de ces AMP.
En 1994, au début de la démocratie, l’Afrique du Sud héritait d’un système complexe de zones protégées et de gouvernance des ressources naturelles établi dans l’esprit de l’apartheid. De nombreuses communautés côtières Noires avaient été chassées de leurs terres situées sur le littoral sous l’effet cumulé de lois raciales et d’initiatives de préservation de l’environnement. Des parcs nationaux et des zones protégées ont ainsi été établies sur leurs territoires ; et dans la plupart de ces secteurs, l’accès aux lieux de pêche traditionnels et à la ressource a été interdit ou fortement réduit.
Cet état de choses était en contradiction avec la nouvelle Constitution, mise en place en 1996, et qui prévoit la protection de la biodiversité et des droits environnementaux des générations actuelles et futures tout en restaurant simultanément la dignité et les droits humains des citoyens, en réparant les injustices du passé.
Au cours des deux dernières décennies, le gouvernement sud-africain a introduit une série de réformes législatives et politiques destinées à corriger ce lourd héritage. Il y a eu des réformes environnementales : Loi de 1998 sur la gestion nationale de l’environnement, loi de 1998 sur les ressources marines vivantes (MLRA) notamment. La MLRA visait à établir un nouveau système de gestion des pêches, à promouvoir l’équité et l’utilisation durable des ressources marines ; son article 43 porte sur la création d’AMP. Il était prévu un dispositif de restitution des terres, y compris sur le littoral. Mais une nouvelle décision disposait que, en cas de revendication territoriale portant sur une zone protégée, des demandes d’indemnisation légitimes pouvaient être envisagées, et que la communauté concernée n’aurait plus alors le droit de réoccuper ce territoire. Celui-ci et le littoral adjacent garderaient le statut de zone de conservation et l’État établirait avec la communauté un système de cogestion.
Malgré les réformes législatives, les communautés de pêche artisanale vivant à l’intérieur ou à proximité des AMP établies durant la période d’apartheid ont vu très peu d’évolution par rapport à l’accès aux ressources marines de ces zones. Même lorsque, dans le cadre de la Loi de 1994 sur la restitution des terres, elles revendiquaient des droits comme faisant partie d’étendues terrestres adjacentes, la MLRA confirmait et souvent aggravait leur exclusion, leur dépossession.
Le travail de recherche réalisé par l’ICSF fait bien ressortir que l’une des principales difficultés de ces communautés avec les AMP trouve son origine dans l’absence de cohérence entre les différentes Administrations chargées d’appliquer la législation, dans le chevauchement de leurs compétences en matière d’AMP. De 1998 à 2009, c’est le Département des affaires environnementales et du tourisme (DEAT) qui était chargé à la fois de la gestion des pêches et des questions environnementales.
À partir de 2009 et jusqu’en mai 2014, ces deux fonctions ont été séparées et c’est le Département des affaires environnementales réorganisé (DEA) qui a eu la charge de gérer les AMP. Cette responsabilité était directement liée à la MLRA, qui est l’instrument législatif principal utilisé pour l’attribution des droits de pêche, ce qui est maintenant du ressort du Département de l’agriculture, des forêts et des pêches (DAFF).
D’autre part, la gestion pratique des AMP était confiée par le DEA à quatre organismes de conservation différents, certains incluant des autorités provinciales et locales. Ces autorités fondent largement leur politique sur des critères de gestion environnementale, de protection de la biodiversité. Elles ne connaissent guère les politiques internationales ou nationales des pêches qui les obligent à tenir compte précisément des droits et des besoins des communautés de pêche artisanale. Le fait est que, dans tous ces départements et secteurs, il n’existe pas de mécanisme approprié pour promouvoir et protéger les droits de ces populations de façon explicite, intégrée, globale.
Afin d’assurer une approche plus cohérente de la gouvernance des AMP, une série d’amendements à la MLRA et à la Loi sur la gestion nationale de l’environnement : Aires protégées de 2004 ont été publiés au Journal officiel durant l’année 2014. En matière de planification et de gouvernance des AMP, ils transfèrent clairement les compétences au Ministère des affaires environnementales.
La gestion peut alors être sous-traitée à une structure de protection de la nature appropriée. À la suite de ce changement, les aires protégées terrestres et marines sont gouvernées par la même législation et au sein du même département. On peut espérer que, au Département de l’environnement, cela facilitera une harmonisation entre la direction chargée de la protection du littoral, de la biodiversité et celles qui doivent s’occuper de la bonne réalisation du PoWPA de la CDB. Il en sera d’autant plus nécessaire cependant de veiller à une bonne cohérence entre conservation de la biodiversité, gouvernance des pêches et mise en œuvre au plan international, national et local.
L’étude de l’ICSF fait par ailleurs apparaître une lacune, subtile mais importante, entre la politique théorique et la pratique. C’est sans doute pour cela que les communautés de pêche artisanale restent les oubliées du dispositif. Malgré les mesures prévues pour la restitution des biens dans la Constitution et la Loi sur la restitution des terres (qui ne limite pas la propriété foncière à la terre), les communautés côtières qui vivent à l’intérieur ou à proximité des AMP n’ont pas pu tirer parti du processus de restitution, ni des nouvelles politiques des pêches pour ce qui est de l’accès aux ressources marines. Elles ne sont pas parvenues non plus à faire reconnaître leurs droits coutumiers antérieurs dans les législations relatives à la terre ou à la pêche. Au contraire, et quelle que soit la teneur des Accords transactionnels signés pour mettre fin à leurs revendications territoriales, c’est une démarche autoritaire, étatique, centralisée qui a prévalu, qui a conduit à la publication au Journal officiel d’AMP no-take sans consultation préalable des communautés locales. Un certain nombre d’AMP ont par ailleurs établi des zonages restrictifs qui accentuent encore la marginalisation de bon nombre de communautés de pêche, les coupant parfois complètement des ressources marines dont elles dépendaient pour assurer leurs besoins alimentaires essentiels. Cela a déstabilisé leur culture, leurs moyens de subsistance.
Dans la pratique
La nouvelle Politique de la pêche artisanale publiée officiellement en 2012 contient bien un certain nombre de principes intéressants pour la reconnaissance des droits des petits pêcheurs. Mais, à ce jour, ils n’ont pas été mis en pratique. Parmi les communautés qui avaient une revendication territoriale et les communautés de pêche artisanale, très peu sont parvenues à obtenir une participation pleine et entière à la gouvernance de leur aire protégée et des ressources naturelles associées à ces zones. Toutes les AMP sont administrées par l’État.
La Politique relative à la pêche artisanale reconnaît les droits coutumiers dans la mesure où ils sont conformes à la Charte des droits figurant dans la Constitution. Malgré cela, ni la Direction des pêches, ni le Département des affaires environnementales n’ont pris une quelconque mesure pour reconnaître les droits coutumiers communautaires dans les AMP.
L’étude menée par l’ICSF auprès des autorités chargées de la protection de la nature en Afrique du Sud fait apparaître que celles-ci ont en place une politique qui les engage à consulter les parties concernées, à assurer leur participation dans la planification et la gestion des aires protégées, à veiller à l’équité et au partage des avantages.
Il semble pourtant que ces autorités n’ont guère pris de dispositions pour que, dans le concert des diverses parties prenantes, la voix des communautés de pêche artisanale puisse être aussi entendue, avec les besoins particuliers qui sont les leurs. Pour se conformer à la législation, ces autorités sont tenues d’établir un Forum consultatif des parties prenantes vivant dans l’aire protégée ou y faisant usage de ressources pour une participation à sa gestion.
Les petits pêcheurs seront en concurrence avec bien d’autres utilisateurs de la ressource dans ces forums. Il ne faudrait pas que leur voix soit couverte par celle d’acteurs plus puissants : pêche industrielle, associations de pêcheurs plaisanciers, sociétés minières et énergétiques, gros propriétaires fonciers, amateurs de planche à voile, propriétaires de voiliers, et d’autres. Dans ce contexte, on perçoit bien peu la nécessité de leur reconnaître un droit d’accès préférentiel aux ressources marines conformément au Code de conduite pour une pêche responsable de la FAO et aux récentes Directives de la FAO visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté. Autre préoccupation, quand il existe un Forum consultatif des parties prenantes dans une AMP, on a tendance à insister de fait sur sa fonction essentiellement consultative.
Deux autorités seulement ont tenté de mettre en place un comité de cogestion. À part ça, il n’existe guère d’exemple de codécision, de cogestion. Pour des utilisateurs de la ressource qui sont, à vrai dire, les propriétaires du littoral, détenteurs de droits coutumiers préexistants, cela est particulièrement déstabilisant.
Certains services chargés de la protection de la nature ont lancé des stratégies de promotion de l’écotourisme, des dispositifs de partage des avantages. Mais ce qui revient aux communautés locales ne compense pas la perte de l’accès aux ressources marines. Et ces populations ont souvent le sentiment d’avoir perdu leur place, leur culture.
Procédures judiciaires
Les communautés de pêche artisanale établies sur le littoral de ce pays veulent qu’on respecte enfin leurs droits humains. Deux d’entre elles ont entamé une action en justice devant la Haute Cour pour que soient respectés dans la pratique leur droit de participer à une consultation et leurs droits coutumiers tout au long de la planification et de la gouvernance des AMP (Gongqose et autres contre le Ministre des pêches et autres, Coastal Links Langebaan contre le Ministre des affaires environnementales et autres). Elles ont invoqué dans leur plaidoyer la Constitution de l’Afrique du Sud, les Directives sur les régimes fonciers et les Directives sur la pêche artisanale. Ces procédures seront suivies de près par les milliers de pêcheurs qui vivent à l’intérieur ou à proximité d’une AMP dans ce pays. Ils espèrent que leurs droits pourront ainsi être reconnus.
Pour plus d’information
www.icsf.net/en/monographs/article/EN/140-marine-protecte.html?limitstart=0
Aires marines protégées et pêche artisanale en Afrique du Sud : participation à la gouvernance, équité, partage des avantages
www.icsf.net/ean/samudra/article/FR/62-3778-AFRIQUE-DU-SUD-.html
Vivre de sa terre : droits de pêche, revue SAMUDRA no 62, juillet 2012