Méditerranée : Travail dans la pêche
Harmoniser les droits
La CGPM considère que le droit du travail est un élément important de la gestion des pêches
Cet article a été écrit par S.H. Marashi (amir.marashi24@yahoo.co.uk), expert en droit international des pêches, et Fabrizio De Pascale (fabriziodepascale@uila.it), Secrétaire national de l'UILAPESCA (syndicat des pêcheurs italiens)
Lors de sa 14ème session, tenue à Sofia, Bulgarie, du 20 au 24 février 2012, le Comité scientifique consultatif (CSC) de la Commission générale des pêches pour la Méditerranée (CGPM) a pris une décision historique, qui pourrait s'avérer très importante en matière de gestion des ressources halieutiques en Méditerranée. Le CSC a approuvé la proposition faite par son Sous-Comité des sciences économiques et sociales (SCESS) au cours de sa 11ème session organisée à Rome en janvier 2012, proposition préconisant la collecte, l'étude et l'analyse des législations nationales des pays Membres pour ce qui concerne les droits des travailleurs.
En 2010, le Ministre italien des Politiques agricoles, alimentaires et forestières a confié à l'Institut agronomique méditerranéen de Bari (IAMB) et au Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes (CIHEAM), qui est un organisme partenaire de la CGPM, la mission de réaliser le projet intitulé Développement de la coopération dans le secteur de la pêche en Méditerranée : monde du travail, organisations de producteurs, associations de consommateurs, formation (PESCAMED). Ce projet avait pour objet de « procéder à une analyse du monde du travail et des associations et de promouvoir des formations visant à assurer un développement et une gestion durables de la pêche dans les pays méditerranéens ». En plus des réunions et séminaires prévus en 2011, le projet devait notamment collecter et analyser les législations relatives aux droits des pêcheurs de onze pays participants : Albanie, Algérie, Croatie, Égypte, Italie, Liban, Maroc, Monténégro, Syrie, Tunisie, Turquie.
Lors de la réunion de Sofia, l'Union italienne des travailleurs des secteurs de l'alimentation et de la pêche (UILAPESCA) a fait des exposés sur les législations nationales des pays participants et sur les conventions et recommandations pertinentes de l’Organisation mondiale du travail (OIT), notamment la Convention sur le travail dans le secteur de la pêche (2007). En 2011, PESCAMED publiait une étude globale portant sur les rapports par pays, le contexte du travail et les associations de producteurs.
Droits des pêcheurs
À sa 11ème session, le SCESS a débattu d'un certain nombre de questions relatives aux aspects socio-économiques des pêches de la région. Le secrétaire de l'UILAPESCA a présenté l'étude de PESCAMED et donné un bref aperçu historique des objectifs et résultats du projet. Sur la base de cette introduction et des discussions qui ont suivi, le SCESS décidait d'inclure dans son futur programme de travail la question des droits des pêcheurs, ce qui a été approuvé par le CSC lors de sa réunion de février 2012 à Sofia.
Le travail entamé par le Projet PESCAMED sera par la suite élargi et développé par la CGPM en incluant les législations nationales de tous les Membres en matière de droits des pêcheurs. Cette étude fait apparaître que les pays membres de l'OIT ne se sont guère empressés de ratifier les conventions spécifiques et générales concernant les pêcheurs et qui ont été adoptées depuis 1919. La seule qui ait été universellement ratifiée est la Convention de 1973 sur l'âge minimum (C138) qui a remplacé d'autres conventions spécifiques relatives à l'âge minimum dans différentes professions. On pensait que l'adoption de la Convention de 2007 inciterait davantage de Membres à ratifier un instrument simple qui traite en même temps de nombreux aspects auparavant répartis dans plusieurs conventions et recommandations.
Cette Convention a déjà été décrite et analysée dans de précédents numéros de la revue SAMUDRA. Notons qu'elle inclut pour la première fois sous l'appellation pêcheurs « les personnes travaillant à bord qui sont rémunérées à la part... ». Soulignons aussi qu'elle reconnaît le rôle des organisations syndicales, leur pleine participation dans tous les aspects des processus décisionnels, qu'elle dit clairement que l'accord d'engagement du pêcheur devra obligatoirement comporter un certain nombre de mentions, sauf si la question est déjà réglée d'une autre manière par la législation nationale ou une convention collective.
La reconnaissance des droits des pêcheurs, qui exercent une profession considérée par l'OIT comme l'une des plus dangereuses qui soit, permettra (grâce à la garantie apportée par la législation) de préserver leurs intérêts légitimes et de lutter contre l'exploitation qu'ils subissent dans bon nombre de pays, avec des conditions d'emploi illégitimes et souvent illégales. De telles pratiques continuent de saper les efforts des autorités nationales et organisations régionales de gestion des pêches (ORGP) visant à mettre en œuvre des mesures de conservation et de gestion des ressources. Ceux qui opèrent en dehors des règles ne fournissent pas des données sur leurs captures et sont souvent impliqués dans une pêche illicite, non déclarée, non réglementée (INN). Le pêcheur qui travaille dans la légalité, qui voit ses droits protégés par la loi, qui est soutenu et représenté par un syndicat professionnel, sera probablement bien moins tenté de s'engager dans des pratiques illicites en matière de gestion des pêches.
On peut affirmer qu'une bonne étude complète des lois et règlements concernant les droits des pêcheurs, dans un cadre régional, présente un intérêt concret susceptible d'aider les ORGP à améliorer l'efficacité de leurs tentatives d’amélioration de l'efficacité.
Depuis l'adoption de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS) en 1982, un certain nombre d'instruments internationaux ont souligné l'importance d'une pleine participation des pêcheurs et de leurs représentants à l'adoption et la mise en œuvre des mesures de conservation et de gestion. Mais jusqu'à la récente décision de la CGPM, aucune autre ORGP n'avait vraiment abordé cet aspect. Les réticences de la part des ORGP à faire participer de manière convenable les pêcheurs à la gestion des ressources halieutiques semble venir de ce que les pays Membres ne sont pas disposés à reconnaître les droits des pêcheurs, à introduire une législation appropriée, à protéger et sauvegarder ces droits.
Agenda 21 et autres
L'Agenda 21 de la Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement (CNUED) qui s'était tenu en 1992 à Rio de Janeiro, Brésil établit une relation directe entre le développement durable et le rôle des travailleurs et de leurs organisations syndicales. Soulignant l'importance des syndicats, il déclare : « L'objectif général est de réduire la pauvreté et de parvenir de manière durable au plein emploi, ce qui contribue à créer un environnement sûr, non pollué et sain, qu'il s'agisse du milieu de travail, de la collectivité ou du cadre de vie. Les travailleurs devraient participer pleinement à l'accomplissement et à l'évaluation des activités se rapportant à l'Agenda 21 ».
Les objectifs de l'Agenda 21 dans ce domaine visent principalement à : a) promouvoir la ratification des conventions pertinentes de l'OIT et l'adoption par les pays de lois s'inspirant des dispositions de ces conventions ; b) réduire l'incidence des accidents du travail, des blessures et des maladies telle qu'elle ressort des statistiques établies selon des méthodes reconnues ; c) développer l'instruction, la formation et le recyclage des travailleurs, notamment dans le domaine de la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles et de l'environnement.
L'Agenda 21 dit également : «...Les syndicats ont un rôle capital à jouer en vue de faciliter la réalisation d'un développement durable, pour plusieurs raisons : leur expérience du changement dans l'industrie, et de la manière d'y faire face, l'importance prépondérante qu'ils attachent à la protection du milieu de travail et de l'environnement naturel qui s'y rapporte, leur action en faveur d'un développement équitable sur le plan social et économique ».
Parmi les activités envisagées sur ce chapitre par l'Agenda 21, il y a Promouvoir la liberté d'association : « Il faudrait que les gouvernements et les employeurs soutiennent le droit du salarié à la liberté d'association et renforcent la défense du droit de s'organiser, qui est inscrit dans les conventions de l'OIT. Les gouvernements qui ne l'ont pas encore fait devraient ratifier ces conventions et les mettre en vigueur ».
Depuis 1982, il est évident que la communauté internationale réclame de plus en plus une meilleure préservation et gestion des ressources halieutiques, et que les ORGP fassent preuve de plus d’efficacité dans l'exécution de leur mission. On demande à bon nombre de ces organismes de répondre à des attentes qui sont souvent trop ambitieuses, irréalistes, car elles nécessiteraient des moyens financiers et humains bien plus importants, sans oublier l'indispensable volonté politique, la détermination de la part des Membres pour satisfaire aux exigences.
En plus des instruments déjà cités, d'autres instruments internationaux sont venus spécifier d'autres demandes à ces organismes ; en voici quelques-uns :
Consultation technique de la FAO sur la pêche en haute mer, 1992
Accord de la FAO visant à favoriser le respect par les navires de pêche en haute mer des mesures internationales de conservation et de gestion, 1993
Consensus de Rome sur les pêches mondiales, 1995
Réunion ministérielle de la FAO sur les pêches pour examiner l'état des pêcheries mondiales et le suivi de la CNUED par la FAO, 1995
Accord relatif à la mise en œuvre des dispositions de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (1982) relatives à la conservation et la gestion des stocks de poissons chevauchants et des stocks de poissons grands migrateurs, 1995
Déclaration de Kyoto et Plan d'action sur la contribution durable des pêches à la sécurité alimentaire, 1995
Résolution sur la pêche INN adoptée par la réunion ministérielle de 2003
Déclaration de Rome sur la pêche illicite, non déclarée et non réglementée, 2005
Accord relatif aux mesures du ressort de l'État du port visant à prévenir, contrecarrer et éliminer la pêche INN, 2009
Directives internationales sur la gestion des prises accessoires et la réduction des rejets en mer, 2011
La récente décision de la CGPM d'élargir le champ et domaine d'application du projet PESCAMED pour y inclure la collecte et l'analyse de la législation nationale de ses Membres doit être saluée pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, la CGPM est la première ORGP à reconnaître le rôle des pêcheurs dans la gestion de la ressource en procédant à l'étude des réglementations relatives à leurs droits. Cette étude restituera un tableau régional des divers aspects de ces droits et apportera à la Commission plus de clarté dans l'approche, l'adoption et les recommandations concernant les mesures de gestion à prendre. Il ne peut y avoir de participation significative et appropriée des pêcheurs et de leurs syndicats si une petite fraction seulement de la main-d’œuvre de la filière pêche est effectivement invitée à prendre part aux débats portant sur la conservation et la gestion des ressources halieutiques ; car la plupart des pays sont dépourvus de lois et règlements fixant, protégeant, sauvegardant les droits des pêcheurs.
Deuxièmement, on s'apercevra que, du fait de l'absence de législation adéquate et pertinente, la grande majorité des pêcheurs de la région Méditerranée opèrent sans accord d'engagement valable, ce qui peut être considéré comme un emploi illégal. Le problème est le suivant : les institutions nationales et les ORGP peuvent-elle s'attendre à recevoir des données objectives de la part de gens qui sont dans des activités illicites ?
Troisièmement, l'étude démontrera qu'il faut non seulement introduire des législations mais aussi les harmoniser à l'échelle régionale. Faute d'harmonisation appropriée des droits des pêcheurs, on observera des flux migratoires illicites, une exploitation et parfois même un asservissement de ces travailleurs.
La CGPM fait figure de pionnière avec cette étude importante et essentielle qui sera extrêmement bénéfique à long terme car elle permettra à la Commission de tendre de façon plus efficace vers ses objectifs. Il faut la féliciter d'avoir fait ce pas décisif. Quand on aura bien compris l'intérêt d'une telle étude, d'autres ORGP suivront cet exemple. La gestion de la pêche c'est une affaire de poissons mais aussi de pêcheurs. Or jusqu'à présent, en matière de conservation et de gestion, on constate que toute l'attention s'est concentrée sur les ressources halieutiques alors que celles-ci auraient pu mieux se porter si on s'était intéressé davantage à ceux qui y effectuent des prélèvements.
L'OIT considère que la pêche est l'une des professions les plus dangereuses qui soit, avec un taux de mortalité très élevé. L'adoption de sa Convention sur le travail dans la pêche (2007) est certes une étape positive ; il faut ajouter cependant qu'elle a bien tardé à venir, et qu'il n'y a pas eu d'efforts concertés de la part de l'OIT ou de ses organisations sœurs (FAO, Organisation maritime internationale …) pour encourager sa ratification.
Cette convention n'est pas parfaite mais c'est cependant un document global dont les diverses dispositions traitent de tous les aspects des droits des pêcheurs. Son défaut le plus sérieux est qu'elle ne couvre pas les pêcheurs embarqués sur des navires de moins de 24 m. Le texte reconnaît d'ailleurs le fait et recommande que les Parties pourront étendre les dispositions de la Convention aux navires de moins de 24 m une fois qu'elle sera ratifiée. Par ailleurs, il n'est pas question des travailleurs qui ont une activité de pêche à terre, les employés/ées des usines de transformation notamment.
On espère, on souhaite que l'initiative de la CGPM encouragera d'autres ORGP à entreprendre des études semblables et ensuite à échanger les informations et points de vue de façon à bien utiliser ces données pour renforcer les droits des pêcheurs et leur participation à la gestion des pêcheries dans diverses régions. Les travaux de PESCAMED font apparaître que pas un seul des pays concernés ne dispose d'un ensemble législatif cohérent et complet en matière de droits des pêcheurs. Une ratification universelle de la Convention de 2007 serait une étape positive et très importante dans le sens d'une harmonisation de ces droits. Cela permettrait une coopération plus étroite entre les organisations syndicales et faciliterait leur participation active et plus large au choix des mesures de préservation et de gestion indispensables pour remédier à la fragilité croissante des ressources halieutiques. La reconnaissance des droits des pêcheurs, couplée à l'harmonisation des législations nationales pertinentes, pourrait bien constituer l'élément le plus important pour traiter le problème de la pêche INN et les problèmes liés à la collecte de données fiables par les institutions nationales et régionales chargées de la conservation et la gestion des pêcheries. Pour toutes ces raisons, il faut apprécier à sa juste valeur la tâche entreprise par la CGPM, qui montre la voie à suivre afin d'assurer un avenir meilleur et pour les ressources halieutiques et pour les pêcheurs eux-mêmes.
Pour plus d’information
www.gfcm.org/gfcm/en
Commission générale des pêches pour la Méditerranée
www.pescamed.it/index.php?option=com_phocadownload&view=category&id=24&Itemid=195
PESCAMED - Rapports par pays : le contexte du travail et les associations de producteurs
www.pescamed.it/index.php?option=com_content&view=article&id=135&Itemid=53
Le projet Pescamed