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SAMUDRA Report

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0973–113x
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novembre
- :
2011
Les pêcheurs
les pêcheurs sont patients
les lignes posées sur l’eau claire
le chapeau à large bord
protégera
de tout
tandis que sur les boulevards
des voitures vont et viennent
elles transportent
des docteurs vers de tranquilles sous-sols
des enfants au cirque
des maîtres-musiciens vers de plaintifs violons
des amoureux vers d’étranges cérémonies
avec baleines et gardénias
les pêcheurs restent impavides
au-dessus de l’eau claire
où danse le bout de la canne
le monde est presque sous contrôle
et tout ce qui compte
est près de
se produire
—Alasdair Paterson
in Strictement privé
Analyse : Réforme de la PCP
Maria contre Elinor
Le développement durable vu par Maria Damanaski, Commissaire européenne à la pêche, et par Elinor Ostrom, économiste
Cet article a été écrit par Alain Le Sann (adlesann@wanadoo.fr), Secrétaire du Collectif Pêche & Développement, Membre de l’ICSF, Président du festival de films Pêcheurs du monde
Depuis longtemps, avec le Collectif Pêche & Développement, nous sommes persuadés que la crise de la pêche ne peut être résolue qu’en traitant non des poissons mais des pêcheurs. Plus qu’une crise de la ressource en soi, il s’agit d’une crise liée à la gouvernance des pêches et au partage de ces ressources communes. C’est donc en traitant ce problème complexe qu’on peut trouver des solutions pour sauver à la fois les poissons, les pêcheurs et les écosystèmes. L’autre principe fondamental pour une approche de la gestion des pêches est de considérer qu’il s’agit d’une activité de cueillette et non d’une activité de production, ce qui remet en cause les approches de type industriel ou par la consommation. Ce n’est pas à la pêche de s’adapter à la consommation, mais au consommateur de s’adapter à la réalité évolutive et complexe de la pêche.
L’un des pionniers du...
Analyse : Réforme de la PCP
Maria contre Elinor
Le développement durable vu par Maria Damanaski, Commissaire européenne à la pêche, et par Elinor Ostrom, économiste
Cet article a été écrit par Alain Le Sann (adlesann@wanadoo.fr), Secrétaire du Collectif Pêche & Développement, Membre de l’ICSF, Président du festival de films Pêcheurs du monde
Depuis longtemps, avec le Collectif Pêche & Développement, nous sommes persuadés que la crise de la pêche ne peut être résolue qu’en traitant non des poissons mais des pêcheurs. Plus qu’une crise de la ressource en soi, il s’agit d’une crise liée à la gouvernance des pêches et au partage de ces ressources communes. C’est donc en traitant ce problème complexe qu’on peut trouver des solutions pour sauver à la fois les poissons, les pêcheurs et les écosystèmes. L’autre principe fondamental pour une approche de la gestion des pêches est de considérer qu’il s’agit d’une activité de cueillette et non d’une activité de production, ce qui remet en cause les approches de type industriel ou par la consommation. Ce n’est pas à la pêche de s’adapter à la consommation, mais au consommateur de s’adapter à la réalité évolutive et complexe de la pêche.
L’un des pionniers du développement durable, le scientifique et écologiste indien Anil Agarwal, décrivait dans le second numéro de Down to Earth, magazine qu’il a créé à l’occasion du Sommet de la Terre de Rio en juin 1992, sa vision de la durabilité dont voici un large extrait. « Le Développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Cette définition est proposée par la célèbre Commission mondiale sur l’environnement et le développement dans son rapport intitulé Notre avenir à tous. Des économistes ont également dit du développement durable que c’est un processus économique dans lequel la quantité et la qualité de nos stocks de ressources naturelles (comme les forêts) et l’intégrité des cycles biogéochimiques (comme le climat) sont maintenues et transmises intactes aux générations futures. Autrement dit, il n’y a pas de dépréciation du capital naturel mondial (pour emprunter un concept à la comptabilité financière.
Mais qu’est-ce qui va donner corps à ces définitions ? Qui va garantir les droits des générations futures alors que le monde d’aujourd’hui est si divisé, qu’une bonne partie de la génération actuelle ne peut déjà pas faire face à tous ses besoins ? Dans un tel contexte social et politique, ces définitions ne disent pas non plus quels sont les besoins des générations futures qui devraient être protégés et préservés. Parlons-nous seulement des besoins des futurs riches, ou aussi des futurs pauvres ? Ces définitions sont tout au plus rhétoriques et floues.
Savoir rectifier le tir
L’éminent économiste indien Sukhamoy Chakravorty avait fait remarquer que le succès de cette expression développement durable provenait du fait qu’elle ne disait rien de précis, et donc chacun y mettait ce qu’il voulait. Pour une entreprise forestière cela peut signifier des projets de longue durée, pour un économiste de l’environnement cela peut signifier des réserves durables de forêts naturelles, pour un écologiste social un usage durable de la forêt, pour un environnementaliste un héritage propre pour nos enfants. Or la confusion ne peut être plus productive que la clarté. Au-delà de ces pieuses définitions, il est important de comprendre le contenu politique du développement durable. La durabilité ne peut jamais être absolue. Une société qui tire rapidement la leçon de ses erreurs et qui change de comportement sera sûrement plus durable qu’une autre société qui mettra plus de temps à le faire. Tirer les leçons de ses erreurs est un acte essentiel dans le processus de développement durable, car aucune société ne peut se targuer d’être si savante qu’elle saura toujours gérer et utiliser ses ressources d’une manière parfaitement saine et écologique. Gérer un changement des conditions sociales, politiques, culturelles, technologiques et écologiques exercera de nouvelles pressions sur les ressources naturelles ; et l’éventualité d’une utilisation mauvaise et excessive sera toujours possible. On peut donc affirmer que le développement durable est l’aboutissement d’un ordre politique dans lequel une société est structurée de telle sorte qu’elle tire rapidement la leçon de ses erreurs sur la façon dont elle utilise ses ressources naturelles et rectifie sans tarder la relation homme-nature en tirant parti des connaissances ainsi acquises.
La question importante est donc : quel ordre politique mènera aux conditions qui font qu’une société tirera rapidement la leçon de ses erreurs en matière d’utilisation de ses ressources naturelles ? Il est évident que dans une telle société les prises de décision seront d’abord la prérogative de ceux qui vont être directement touchés par les conséquences de ces décisions. Si les décisions d’exploiter une ressource sont prises par une bureaucratie nationale lointaine ou une société multinationale et qu’une communauté locale vivant à côté souffre de ces opérations, il y a peu de chances que les décideurs reviennent rapidement sur leurs positions. Par contre, si la ressource est surexploitée ou mal exploitée par une communauté locale qui en dépend pour sa survie et ne peut facilement se déplacer dans un autre environnement, le déclin de productivité de la ressource obligerait tôt ou tard cette communauté à modifier ses pratiques.
La durabilité ne dépend donc pas de concepts fumeux comme l’avenir des générations futures mais de choix politiques de fond : les modes de contrôle des ressources, les niveaux de démocratie au sein des instances décisionnelles. Plus il y aura de participation, d’ouverture et de démocratie au sein du groupe qui prend les décisions, plus ceux qui souffrent pourront, dans ce cercle, faire entendre leur voix et obtenir une modification des décisions, que celles-ci soient prises par une communauté ou au niveau national.
La durabilité exige la création d’un ordre politique dans lequel, premièrement, le contrôle des ressources naturelles est confié, dans toute la mesure du possible, aux communautés qui en dépendent et, deuxièmement, dans lequel la prise de décision au sein de la communauté est aussi participative, ouverte et démocratique que possible. Plus ce sera ainsi, plus nous progresserons vers un développement durable.
Le socle du développement durable est fait de liberté et de démocratie. Dans ce système, la communauté nationale pourra, dans un cadre social universel qui prévoit des sanctions pour les torts infligés à d'autres communautés ou pays, contrôler l'usage et la gestion de ses ressources naturelles et définir ses propres façons de parvenir au développement économique et social. Chaque société fera ses expériences et tirera les leçons de ses propres erreurs. Le développement durable ne peut être imposé par des acteurs extérieurs (que ce soit la Banque mondiale, l’ONU ou le ministère chargé des forêts) simplement parce ceux-ci croient avoir déjà tout appris. Ce serait assurément prendre là le chemin d'un développement non durable. »
Politique commune de la pêche
Si l’on applique cette conception à la réforme de la PCP proposée par Maria Damanaki, on voit qu’on est loin d’une telle approche de la durabilité. Cette vision d’Anil Agarwal, basée sur l’analyse de la gestion des communs par les communautés indiennes, est confortée par l’étude de la gouvernance des biens communs développée par Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, qui s’appuie notamment sur des études de cas de gestion de pêcheries par des communautés de pêcheurs. Au contraire, Maria Damanaki s’engage dans l’approfondissement de la privatisation et de la libéralisation de la pêche ainsi que sur une politique fondée sur le renforcement d’une approche dite « scientifique » de la durabilité définie comme un absolu à atteindre et respecter quel qu’en soit le coût social : le RMD/MSY (rendement maximum durable). Qui ne souscrirait pas à un tel objectif ? Encore faut-il savoir de quoi il s’agit, quand et comment l’atteindre.
Fixer 2015 comme date butoir au RMD est tout simplement absurde. Il faut parfois des décennies pour restaurer des stocks surexploités. On peut aussi s’interroger sur la pertinence d’un RMD défini par stock ou espèce. Il existe une variabilité naturelle extrême de nombreux stocks, des interactions complexes entre les diverses espèces d’un écosystème. Par exemple, quel est le RMD d’une pêcherie de harengs au large de Terre-Neuve sachant que cette espèce a proliféré depuis l’effondrement de la morue et que la reconstitution du stock de morue est ralentie par la prédation des harengs sur les alevins de morue ? De plus les phoques hyperprotégés ont également proliféré au point d’atteindre près de 10 millions d’individus qui consomment des quantités considérables de morues et autres poissons. La prédation des cétacés est largement supérieure à la pêche, mais la totalité de la responsabilité de l’état des ressources est toujours mise sur le compte des pêcheurs. Quel sens a un RMD dans un contexte de pollution côtière généralisée d’origine tellurique qui modifie les milieux au point de les mener jusqu’à l’anoxie, c’est-à-dire l’absence totale de vie ? Si la pêche et les pêcheurs ont leur part de responsabilités dans l’état des ressources, il y a bien d’autres facteurs qui influent sur la mortalité des poissons, comme la pollution, les changements climatiques et les erreurs de gestion des scientifiqueset gestionnaires des pêches.
Quotas et privatisation
Pour Maria Damanaki, il s’agit d’atteindre ce mythique RMD à marche forcée, en s’appuyant principalement sur une gestion par des TAC et quotas transférables, déterminés par des scientifiques. L’approche de la gestion par les quotas est loin d’être la seule possible et elle ne garantit pas plus que d’autres une saine gestion. Elle peut s’avérer judicieuse sur des stocks bien spécifiques, bien connus et suivis, qui sont l’objet d’une pêche bien ciblée. Par contre, pour des pêcheries multispécifiques, elle n’est pas la plus adaptée et la gestion par le contrôle de l’effort de pêche et des mesures diverses évolutives permettent une plus grande souplesse. Certains scientifiques considèrent d’ailleurs que la gestion par les quotas est une gestion de poissons virtuels qui mène quasi inévitablement à la privatisation et un accroissement des coûts de capture favorisant la surpêche. L’exemple de la gestion de la morue par des quotas en Islande, puis leur privatisation, semble leur donner raison. Quarante années de gestion dite scientifique de la morue ont abouti au déclin inexorable de cette pêche, de 400 000 t par an en moyenne à moins de 150 000 t en 2010. Paradoxalement la pêche et les stocks se portaient mieux en l’absence de gestion ! Progressivement la gestion par quotas et la privatisation renforcent le pouvoir des institutions financières sur la pêche, le capital se concentre, le nombre de bateaux se réduit, le coût d’entrée dans la pêche augmente. Avec des quotas plus chers, il faut intensifier la pêche.
Selon des chercheurs norvégiens et canadiens qui ont observé l’évolution de la pêche dans leur pays, « l’analyse virtuelle des populations, produit de la science halieutique, l’a transformée en un objet gérable à travers des quotas. Il en résulte l’affirmation de logiques financières qui réduisent la durabilité du système, qui visait pourtant à créer une pêche durable. L’action de l’ensemble des acteurs se trouve orientée dans une certaine direction de sorte que les entreprises sont plus des producteurs de valeur ajoutée que des producteurs de poissons, de travail et de bénéfices sociaux ».
L’impact social de cette politique est très négatif. En effet, pour payer les investissements, il faut abaisser le coût du travail, d’où le recours généralisé aux immigrés sous-payés (au Canada, en Islande, en Nouvelle-Zélande...). L’objectif des QIT n’est pas d’abord la gestion de la ressource mais la recherche du maximum de rentabilité. On peut tout aussi bien chercher à préserver le maximum d’emplois en préservant la ressource et en privilégiant les pêches artisanales dans leur diversité. Des sociologues comme le Néerlandais Rob van Ginkel ont montré que des artisans ont beaucoup plus de capacités de résilience que des entreprises de type industriel car, au-delà de l’argent pour vivre, leur activité est un mode de vie auquel ils s’accrochent avec fierté. Au lieu de cela, la privatisation aboutit au démantèlement de toutes les structures et institutions mises en place progressivement par les pêcheurs pour assurer le fonctionnement de leur activité et sa pérennité. Avec les QIT, plus besoin d’organisations professionnelles, de comités locaux, il ne reste plus que des entreprises propriétaires de quotas, dirigées par des financiers et suivies par des scientifiques qui déterminent les quotas. Un modèle industriel qui n’est pas adapté à une activité de cueillette soumise à des aléas naturels, qui doit donc s’adapter en permanence et à des échelles très diverses.
Diversité
La diversité des ressources et des écosystèmes implique une diversité dans l’organisation de la pêche elle-même, dont témoigne toute l’histoire et la culture des communautés de pêcheurs. Quand une Ong comme NAMA aux États-Unis entreprend une enquête approfondie auprès des pêcheurs et des communautés du Maine sur leur vision de la pêche démersale, le premier aspect qui est souligné est la nécessité de préserver la diversité des bateaux et des engins de pêche pour garantir l’avenir.
La réforme proposée par Maria Damanaki est fondée sur une conviction : la crise la pêche européenne est liée principalement à la surpêche. En conséquence l’objectif avoué de la réforme est d’éliminer entre les deux tiers et la moitié des pêcheurs et des bateaux pour atteindre rapidement le mythique RMD. La mise en place des QIT, associée à une restriction sévère des TAC, permet d’y arriver à moindre coût. La vente ou la location de leurs quotas par les plus faibles (les artisans ne disposant que d’un seul bateau) aux groupes plus puissants permettra au secteur de financer l’élimination des pêcheurs sans financement public. L’attribution gratuite des quotas rentabilisera l’opération pour les groupes avec la perspective d’une bonne rente future.
Nul ne peut nier qu’il y ait eu un surinvestissement dans la pêche avec des subventions massives en particulier après la mise en place des ZEE dans les années 1970-1980. Cette politique s’est poursuivie en France jusqu’au début des années 2000 dans certains secteurs (thoniers senneurs, chalutiers de grands fonds) ; mais depuis les années 1990 le nombre de bateaux s’est effondré, des ports se sont vidés, certains ont même disparu. À Lorient, il y avait en 1972 plus de 500 bateaux dont beaucoup de chalutiers industriels et semi-industriels de plus de 30 mètres. Il en reste aujourd’hui une centaine, majoritairement des artisans de moins de 20 m, non-chalutiers pour la plupart. Même en considérant leurs capacités de captures améliorées, on peut considérer que le problème n’est plus le surinvestissement, surtout si on projette dans l’avenir, vu l’âge des bateaux et des patrons, mais sans doute un sous-investissement qui ne permet plus l’adaptation aux nouvelles exigences de la pêche. Il peut exister des secteurs en surinvestissement en Europe ; il est difficile d’ajuster en permanence les capacités aux stocks fluctuants (anchois), mais on constate une tendance à l’amélioration des ressources dans plusieurs zones de pêche et pour plusieurs stocks, signe que l’état généralisé de surpêche est aujourd’hui dépassé. Des adaptations de l’effort devraient permettre de poursuivre les améliorations. L’urgence semble plutôt de préserver les capacités existantes en capital et en hommes pour permettre la survie de l’activité.
Aux États-Unis, les scientifiques reconnaissent que la surpêche n’existe pratiquement plus mais on continue, au nom de la « préservation », à imposer des mesures tellement drastiques que les débarquements sont parfois largement en dessous des possibilités, au point que certains considèrent que les États-Unis sont plutôt en situation de sous-pêche. Dans le même temps, les pêcheurs ont disparu des quais, remplacés par de gros armements, des résidences secondaires et des pêcheurs plaisanciers. Les rayons de supermarchés sont envahis de poissons et crevettes d’importation tandis que les derniers pêcheurs peinent à vendre leurs produits à un prix décent.
Le poids des pêcheurs amateurs aux États-Unis, au Canada, en Irlande, en Grande-Bretagne est tel qu’ils exercent des pressions pour se réserver certaines pêches et au besoin acheter les quotas supplémentaires. Le souci de préservation poussé à l’extrême avec la généralisation des réserves intégrales contribue à accélérer l’élimination des pêcheurs artisans au Nord comme au Sud. La fin de la surpêche est une victoire à la Pyrrhus. Est-ce cela que l’on veut aussi en Europe ?
L’orientation profondément libérale de la réforme projetée entraîne diverses lacunes dans les propositions. Jamais ne sont évoquées les questions sociales ou les problèmes liés à la libéralisation des marchés. La réforme fait totalement l’impasse sur les divers aspects de la question sociale dans les pêches. Il y a d’abord un parti pris en faveur d’une diminution du nombre des pêcheurs, objectif partagé avec de nombreuses Ong environnementalistes (en Suède, considérée comme un modèle par beaucoup d’écologistes, le nombre de pêcheurs a été brutalement divisé par trois, sous leur pression). Un tel choix est affiché alors qu’il y a des inquiétudes dans tous les pays sur le renouvellement des pêcheurs. Il entraîne nécessairement le choix de favoriser l’immigration de pêcheurs du Sud pour fournir la main-d’œuvre des bateaux industriels : un processus déjà largement engagé dans plusieurs pays (Écosse, Espagne) y compris avec des migrants clandestins. Aucune réflexion dans la réforme sur ce sujet alors qu’il y a des conséquences humaines et économiques majeures. Ce phénomène contribue à déstabiliser des marchés au bénéfice des armements qui utilisent cette main-d’œuvre bon marché, souvent surexploitée.
Les femmes de pêcheurs se sont organisées pour faire entendre leur voix mais leur statut est loin d’être reconnu partout, et la réforme est muette sur cette question. La seule proposition présentant un aspect social concerne la petite pêche qui pourrait échapper aux QIT, mais aucune garantie claire pour préserver et développer ce secteur.
La protection de la petite pêche nécessite de maîtriser la pression sur les zones côtières liée aux activités des pêcheurs eux-mêmes mais aussi du fait de la croissance de la pêche non professionnelle. Une vision étroite de la petite pêche (moins de 12 m et arts dormants), la seule à caractère artisanal selon Mme Damanaki, aboutit à livrer l’essentiel de l’activité au-delà des 12 milles à des armements considérés comme industriels, alors que depuis des siècles, des artisans exploitent l’ensemble de la ZEE. Nier le caractère artisanal de pêcheries côtières et hauturières est une remise en cause de la culture traditionnelle des communautés.
La seconde impasse majeure porte sur la libéralisation des marchés. Cette situation satisfait certainement les entreprises importatrices de produits de la mer qui contrôlent un secteur industriel dynamique et rentable.Mais comment peut-on mettre en place des mesures de gestion des ressources sans considérer la question des marchés ? Il existe de nombreux cas où les ressources sont abondantes et bien gérées mais les produits peinent à trouver leurs marchés à des prix satisfaisants du fait des concurrences internes à l’UE ou de la concurrence des importations venant des pays tiers. Merlus, langoustines, coquilles Saint-Jacques, anchois, ce sont des ressources importantes qui connaissent régulièrement des problèmes de commercialisation. L’arrivée massive de crevettes ou de pangas peut déstabiliser les marchés du poisson frais dans plusieurs pays. Au nom de la libéralisation, aucune mesure de sauvegarde n’est prévue pour protéger les productions locales.
Il est difficile de mobiliser les pêcheurs pour mettre en place des mesures de gestion contraignantes s’il n’y a aucun avantage économique ou pire, si la bonne gestion du stock mène à un effondrement des prix. Les écolabels ne garantissent en rien des prix rémunérateurs. Il faut donc sortir d’une vision de la crise limitée à la ressource pour intégrer les diverses dimensions d’une crise complexe.
Les biens communs d'Elinor
À l’opposé de l’approche libérale de Maria Damanaki et de tous les partisans de la tragédie des communs, Elinor Ostrom, première femme Prix Nobel d’économie 2009 propose de renforcer l’auto-organisation des communautés de pêcheurs. Cette auto-organisation est pour elle la meilleure solution pour gérer des ressources dans un environnement complexe et incertain. Elle ne prétend pas que cette approche puisse s‘appliquer partout ni qu’elle garantisse le succès, mais elle a synthétisé les résultats de ses recherches en définissant sept principes pour des institutions solides pour la gestion de ressources communes, plus un huitième pour les cas les plus complexes.
L’intérêt de cette approche est confirmé par diverses études sur la gestion communautaire des pêcheries. Evelyn Pinkerton et Martin Weinstein ont publié en 1995 une étude sur des exemples de bonne gestion par des communautés. Plus récemment, la revue Nature a publié les résultats d’une enquête portant sur 130 pêcheries dans 44 pays. Celle-ci montre que la gestion communautaire est efficace dans 65 % des cas, très efficace dans 40 % des cas étudiés. Ces études portent sur tous les types de pêcheries. L’un des coauteurs, Ray Hilborn, avait auparavant montré dans une autre étude de 2009 que le processus d’amélioration de la gestion des pêcheries et des pratiques de pêche était engagé un peu partout dans le monde. Toutes ces enquêtes récentes contredisent le catastrophisme diffusé par de nombreux scientifiques et Ong qui s’appuient sur des exemples localisés ou des situations dépassées pour faire passer leurs objectifs et leurs idées sur l’incapacité des pêcheurs à être des gestionnaires des ressources.
Dans le fonctionnement de systèmes de gestion en application en France (comme les prud’homies méditerranéennes, la pêcherie de coquille Saint-Jacques en baie de Saint-Brieuc...), on peut facilement reconnaître les huit principes pour la gestion des ressources communes développées par Elinor Ostrom. Des systèmes plus récents s’en approchent, comme la gestion de l’anchois dans le Golfe de Gascogne par le CCR-SO ou la gestion de la langoustine dans le même golfe. Ils montrent qu’on peut mettre en place ces systèmes dans les périodes de crises, pour tous types de pêcheries, même dans un contexte très conflictuel. À la fin des années 1960, face aux premiers signes d’épuisement des ressources dans le Golfe de Gascogne, des pêcheurs, avec le soutien de scientifiques avaient déjà proposé des mesures comme un cantonnement. Faute de cohésion et de consensus suffisant, le projet a été abandonné et les pêcheurs soumis à des décisions contraintes extérieures, sans aucune participation de leur part.
Il y eut pourtant un sursaut, dans un contexte de crise grave, lorsqu’ils ont proposé de s’engager dans des démarches de sélectivité. Les contextes de crise sont favorables à l’émergence de solutions initiées par les pêcheurs, mais il faut des catalyseurs et des facilitateurs. Les démarches ne sont pas toujours couronnées de succès ; cependant, si la dynamique collective est préservée et soutenue, de nouvelles solutions peuvent émerger. Mais ces processus sont lents, souvent chaotiques et exigent du temps et une forte mobilisation. On est loin du RMD qu’il faut atteindre en 3 ans. Il faut aussi rappeler que ce sont les pêcheurs eux-mêmes qui ont soutenu le projet de Parc marin d’Iroise et que le processus dure depuis près de 20 ans. En Méditerranée, les pêcheurs des prud’homies ont mis en place des réserves intégrales, mais ils ne sont pas entendus lorsque le Ministère de l’environnement leur impose une immense réserve côtière qui leur retire des zones de pêche indispensables à leur activité. En France, en Europe et dans le monde, il existe ainsi une multitude d’exemples de bonnes pratiques, des changements positifs initiés par les communautés de pêcheurs elles-mêmes. C’est en s’appuyant sur ces initiatives, en reconnaissant leurs capacités d’analyses des situations, qu’on peut espérer construire une pêche durable.
C’est aussi aux consommateurs d’appuyer ces démarches autrement qu’en se soumettant à des catalogues ou des oukases d’Ong qui s’appuient d’abord sur des groupes de distribution. Il faut réapprendre à écouter les pêcheurs. Ils peuvent être lucides sur leurs erreurs et il faut reconnaître leur capacité à ajuster leurs pratiques. L’histoire des pêches est ponctuée de crises à répétition auxquelles les pêcheurs ont su trouver des réponses. Aujourd’hui, avec les outils technologiques puissants, les erreurs se traduisent plus rapidement par des catastrophes ; mais il reste des possibilités de réagir tant que les pollutions n’ont pas détruit les capacités de production de plancton, même si l’écosystème reconstruit n’est pas exactement le même que par le passé. La mer, comme la terre, est un territoire exploité et transformé par l’activité humaine. Il n’y a pas de réponse simple, toute prête, universelle ou absolue dans la durée.
Elinor Ostrom et Anil Agarwal, dans deux mondes différents, en s‘appuyant sur des exemples de gestion de ressources communes variées, sont parvenus aux mêmes conclusions qui contredisent totalement les propositions de Maria Damanaki. À nous maintenant d’en tirer parti.
Pour plus d’information
ec.europa.eu/fisheries/reform/index_fr.htm
Réforme de la politique commune de la pêche
www.youtube.com/watch?v=ByXM47Ri1Kc
Elinor Ostrom : les Biens communs
dlc.dlib.indiana.edu/dlc/
Fonds numérisé sur les Biens communs