Débat
Droits de propriété dans la pêche
Juger sur pièce
Il faudrait d’abord prouver que les systèmes de droits de propriété permettraient d’améliorer la situation de ceux qui en ont le plus besoin
Cet article a été écrit par Svein Jentoft (Svein.Jentoft@nfh.uit.no), de l’Institut des sciences de la pêche, Université de Tromsø, Norvège
Lors d’une conférence qui s’est tenue en Australie en 2006 (voir l’article de Derek Johnson, Pour qui le poisson ?, in revue Samudra nº 43, mars 2006), des économistes ont présenté les droits de propriété comme la solution par excellence aux problèmes de la pêche (c’est-à-dire la surpêche).
Et des institutions de premier plan font de même, notamment l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (voir la lettre de Ichiro Namura in revue Samudra nº 44, juillet 2006). Il n’y a là rien de surprenant, rien de nouveau.
Mais il serait bon de regarder ce puzzle de plus près : si les droits de propriété sont une telle bénédiction, pourquoi sont-ils si mal acceptés par les populations de pêcheurs ? Pour ma part, je suggère quelques pistes :
Il se pourrait que les populations concernées ne reçoivent pas le message, soit qu’il reste incompréhensible, soit...
Débat
Droits de propriété dans la pêche
Juger sur pièce
Il faudrait d’abord prouver que les systèmes de droits de propriété permettraient d’améliorer la situation de ceux qui en ont le plus besoin
Cet article a été écrit par Svein Jentoft (Svein.Jentoft@nfh.uit.no), de l’Institut des sciences de la pêche, Université de Tromsø, Norvège
Lors d’une conférence qui s’est tenue en Australie en 2006 (voir l’article de Derek Johnson, Pour qui le poisson ?, in revue Samudra nº 43, mars 2006), des économistes ont présenté les droits de propriété comme la solution par excellence aux problèmes de la pêche (c’est-à-dire la surpêche).
Et des institutions de premier plan font de même, notamment l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (voir la lettre de Ichiro Namura in revue Samudra nº 44, juillet 2006). Il n’y a là rien de surprenant, rien de nouveau.
Mais il serait bon de regarder ce puzzle de plus près : si les droits de propriété sont une telle bénédiction, pourquoi sont-ils si mal acceptés par les populations de pêcheurs ? Pour ma part, je suggère quelques pistes :
Il se pourrait que les populations concernées ne reçoivent pas le message, soit qu’il reste incompréhensible, soit qu’elles ne sont pas prêtes à le recevoir.
Peut-être ne perçoivent-elles pas le problème pour lequel on propose comme solution les droits de propriété. Il faudrait donc améliorer la communication afin que les gens comprennent la signification du message et aient une attitude plus réceptive à son égard.
Il se pourrait aussi que ce ne sont pas les droits de propriété en tant que tels qui posent problème aux gens mais seulement le type particulier de droits de propriété qui leur est imposé. En proclamant que les droits de propriété « sont absolument nécessaires, fondamentaux pour assurer la durabilité des ressources halieutiques mondiales » (Nomura), on ne dit pas grand chose.
Il faudrait d’abord préciser de quels droits on parle : propriété privée, propriété collective, propriété communautaire, propriété de l’Etat, propriété d’une société...
Autant de droits qui diffèrent par la forme et leurs implications. Si l’argumentaire avait été plus nuancé et si on avait proposé aux gens concernés un choix de solutions adaptées à leur situation, peut-être auraient-ils été moins réticents !
Mais le problème est peut-être ailleurs. Il se peut que les gens comprennent le message et voient ses mérites, mais ils sont contre parce qu’ils considèrent que c’est une menace pour leurs moyens d’existence et leur mode de vie.
Pour des populations habituées à un régime d’accès libre, la notion de droits d’accès reste souvent une idée étrangère, incongrue. « Comment quelqu’un peut-il devenir propriétaire privilégié d’une ressource dont chacun jusqu’ici pouvait avoir une part ? » Si c’est bien là le problème, en présentant mieux les choses, en tenant compte du malaise des intéressés, on pourrait peut-être s’en sortir.
On peut encore trouver une autre explication à leurs réticences : ces droits de propriété ne constituent pas vraiment une solution pour ce que les gens considèrent comme leur problème le plus important et le plus urgent : « Ces choses-là sont peut-être bonnes pour certains problèmes, mais le mien n’est pas là ». Si vous deviez batailler chaque jour pour faire manger la famille, votre préoccupation première ne serait peut-être pas de rêver à des systèmes de gestion fondés sur des droits ! Je pense à une autre explication, peut-être la plus plausible, à cette résistance affichée de nombreuses populations de pêcheurs aux régimes de droits de propriété si chers aux économistes : elles savent déjà ce que c’est de perdre l’accès à la ressource qui fait vivre. Ce n’est pas le cas pour des universitaires, des gestionnaires des pêches et autres inconditionnels des droits de propriété.
Une définition
Pour bien comprendre la nature du problème, nous devons creuser un peu plus, et tout d’abord trouver une définition des droits de propriété. En voici une, classique : l’essentiel dans un droit de propriété ce n’est pas la relation qu’il établit entre le propriétaire et la chose possédée mais la relation qu’il impose entre ceux qui l’ont et ceux qui ne l’ont pas.
Les droits de propriété se situent dans le champ des relations sociales et toute modification y entraîne des répercussions en créant des différences, des catégories parmi les gens. Quand certains profitent du droit de propriété acquis, il y a forcément des perdants car les détenteurs du droit ont tout à fait la possibilité d’empêcher les autres de jouir du bien qu’ils ont obtenu. Les droits de propriété sont par nature inéquitables, et même si on ne tient pas compte de cet aspect, il ne disparaît pas pour autant. Derek Johnson avait remarqué cela à la conférence Sharing the Fish 2006. Il ne faut pas remettre à plus tard le problème de l’équité, une fois que les droits de propriété seront instaurés. Dans la réalité, il s’invitera au débat bien avant la mise en oeuvre d’un tel système, car les gens sont capables d’anticiper et de comprendre quelles en seraient pour eux les conséquences sociales et économiques.
Ce n’est pas pour rien que les sociologues se préoccupent depuis longtemps de l’effet des droits de propriété sur le renforcement ou la fragilisation de l’autonomie économique et sociale (empowerment/disempowerment). Dans son traité intitulé Qu’est-ce que la propriété ? Ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement (1840), le célèbre anarchiste et philosophe français Pierre Joseph Proudhon a bien résumé la quintessence du problème dans sa fameuse formule : « La propriété c’est le vol ». Des gens s’opposent aux droits de pêche en utilisant un vocabulaire semblable. C’est peut-être aller un peu loin car les droits de propriété peuvent avoir plusieurs acceptations et peuvent servir des objectifs louables. Suivant en cela le raisonnement de Bjrn Hersoug dans son commentaire sur Johnson et Nomura (Ouverture de la tragédie ? in Samudra nº 45, novembre 2006, p. 3), nous devons nous demander si les droits de pêche sont utilisés pour aider (empower) les gens qu’il faut. Il est bon d’éviter le dogmatisme sur cette question de droits de propriété : ils présentent à la fois des possibilités intéressantes et des risques. Ils peuvent aggraver des inégalités mais aussi servir à corriger des inégalités, à protéger des pêcheurs marginalisés, les plus démunis. Malheureusement ce n’est pas tout à fait ce que les partisans les plus acharnés des droits de propriété (QIT, par exemple) ont à l’esprit.
Le principe de différence
Je suggère donc qu’avant d’embrasser tout système de gestion fondé sur des droits, on le juge sur pièce, sur la base du « principe de différence » exposé par John Rawls (peut-être le philosophe le plus important du XXème siècle) dans sa Théorie de la Justice (1971) : « Il faut organiser des inégalités sociales et économiques pour qu’elles profitent le plus aux personnes les moins avantagées ».
Donc, s’il n’est pas clairement démontré que, non seulement en théorie mais aussi en pratique, non seulement en général mais aussi dans les situations spécifiques des populations de pêcheurs concernées, un système de droits de propriété particulier permettrait réellement d’améliorer la situation des plus démunis, nous avons des raisons légitimes de rester sceptiques, quoi que disent les économistes et la FAO.