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SAMUDRA Report

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0973-113X
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mars
- :
2007
Mais toute cette beauté éclatante pâlit avec l’apparition, juste au-dessus de notre étrave, de la pleine lune, plus vaste et plus claire que je ne l’avais jamais vue....... — Extrait de Marcher sur l’eau : quatre jours sur l’horizon à bord d’une jangada, de Patrick Hefferman
Débat
Droits de pêche
La tragédie des droits privés
Au Canada, l’histoire montre qu’une théorie économique défectueuse peut conduire à une déstabilisation des moyens d’existence des populations de pêcheurs
Cet article a été écrit par Marc Allain (marcallain@sjma.net), auparavant conseiller en politique et communication auprès du Conseil Canadien des pêcheurs professionnels, actuellement consultant en pêche à Genève
On se réjouit de ce que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) lance l’idée d’une conférence internationale sur la répartition des droits de pêche sous l’angle exclusif des intérêts de la pêche artisanale et des communautés de pêcheurs traditionnels. Un tel événement est attendu depuis longtemps, et si c’était l’occasion d’entendre, d’enregistrer ces voix authentiques qui résistent à l’appropriation des ressources halieutiques publiques par des intérêts privés, et qui proposent d’autres façons de faire, ce serait assurément une bien bonne chose. Cela permettrait même, peut-être, de commencer à rétablir un certain équilibre, une certaine objectivité dans le débat relatif aux mérites respectifs des différents types de droits en identifiant ceux...
Débat
Droits de pêche
La tragédie des droits privés
Au Canada, l’histoire montre qu’une théorie économique défectueuse peut conduire à une déstabilisation des moyens d’existence des populations de pêcheurs
Cet article a été écrit par Marc Allain (marcallain@sjma.net), auparavant conseiller en politique et communication auprès du Conseil Canadien des pêcheurs professionnels, actuellement consultant en pêche à Genève
On se réjouit de ce que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) lance l’idée d’une conférence internationale sur la répartition des droits de pêche sous l’angle exclusif des intérêts de la pêche artisanale et des communautés de pêcheurs traditionnels. Un tel événement est attendu depuis longtemps, et si c’était l’occasion d’entendre, d’enregistrer ces voix authentiques qui résistent à l’appropriation des ressources halieutiques publiques par des intérêts privés, et qui proposent d’autres façons de faire, ce serait assurément une bien bonne chose. Cela permettrait même, peut-être, de commencer à rétablir un certain équilibre, une certaine objectivité dans le débat relatif aux mérites respectifs des différents types de droits en identifiant ceux qui concourent au développement durable dans les communautés de pêcheurs traditionnelles et ceux qui sapent cet idéal.
Si parmi les objectifs de cette conférence on prévoyait des débats sur la façon dont les mécanismes d’attribution des droits pouvait rétablir et officialiser les droits de pêche traditionnelle (et ainsi protéger les droits des pêcheurs, comme Ichiro Nomura, de la FAO, le suggère dans le nº 44, p. 25, de la revue Samudra), il serait possible de remettre en cause la thèse centrale des gestionnaires des pêche d’aujourd’hui, à savoir que, dans leur état naturel, les pêcheries se développent en l’absence de tout droit contraignant et finissent par rejouer la « tragédie des biens communs ».
Dans son article intitulé Ouverture de la tragédie, in Samudra nº 45, p. 3, Bjrn Hersoug identifie clairement Théorie économique d’une ressource collective : la pêche de Scott Gordon et La tragédie des biens communs de Garrett Hardin comme les principaux fondements intellectuels des théories qui inspirent les gestionnaires de la pêche actuels.
Mais quand il s’agit de comprendre les communautés de pêcheurs et la façon dont elles gèrent les ressources halieutiques qu’elles détiennent collectivement, l’apport de Hardin présente de sérieuses failles. Gordon admet que les pêcheurs se rassemblent pour établir des règles qui encadreront leurs activités de pêche. Ce n’est pas le cas pour Hardin, et c’est là une différence de taille.
Dans son traité, Gordon reconnaît que le problème des biens communs tient en fait à une situation de libre accès. Il note que même les sociétés les plus primitives connaissaient généralement les risques d’une surexploitation découlant du libre accès, et s’organisaient donc pour réglementer l’usage des ressources disponibles afin d’assurer « une exploitation ordonnée et leur préservation ». Les sociétés qui n’agissaient pas de la sorte, concluait-il, ne survivaient tout simplement pas. Gordon reconnaît que les êtres humains vivent dans des groupes qui imposent généralement des normes visant à empêcher les conduites individuelles préjudiciables à la société.
Dans le raisonnement de Hardin, la régulation communautaire ou sociétale n’existe pas. La société n’est qu’en agrégat d’individus égoïstes, chacun étant en quête de son intérêt individuel à court terme.
Comme Gordon considérait que le contrôle social est une caractéristique essentielle des sociétés humaines, il n’a pas précisé ce qu’il importait de faire pour éviter l’amenuisement puis l’effondrement de la ressource. Il semble que, comme Namura, il ait été d’avis que « la même pointure ne convient pas à tout le monde ». Dans l’analyse discutable de Hardin, la communauté est absente, ce qui le conduit à proposer seulement deux moyens pour éviter l’effondrement de la ressource : le contrôle par un Etat paternaliste ou la privatisation des biens communs.
Les recettes successives
Au Canada, malheureusement, c’est du côté de Hardin et non de Gordon qu’on s’est tourné pour comprendre les problèmes et trouver les recettes pour une gestion durable des pêcheries. On peut dire que les gestionnaires contemporains des pêches ont véritablement suivi Hardin à la lettre. Dans un premier temps, ils ont eu recours à une administration étatique paternaliste. Comme cela a très vite débouché sur un échec, dans de nombreuses pêcheries ils se sont tournés obstinément vers les théories de Hardin, c’est-à-dire la privatisation et la concentration d’une propriété collective entre les mains d’individus et surtout d’entreprises via les mécanismes du marché.
La première phase (le contrôle de l’Etat paternaliste) a commencé en 1977, date à laquelle le Canada a étendu sa juridiction sur 200 milles nautiques à partir des côtes. Cela a été suivi d’un développement non contrôlé des capacités de capture, en bonne partie encouragé par le gouvernement qui souhaitait industrialiser le secteur de la pêche.
A partir du milieu des années 1980, de nombreuses pêcheries sont confrontées à des surcapacités de capture, à la surpêche, à de sérieux conflits entre des flottilles qui se disputent l’accès à la ressource. Dans le Canada atlantique, le contentieux opposait essentiellement le secteur artisanal traditionnel (la pêche côtière), les grosses sociétés de pêche hauturière et les bateaux semi hauturiers possédés par des particuliers.
La deuxième phase a commencé à la fin des années 1980. Il s’agissait de réduire les surcapacités de capture en attribuant des droits de propriété sous forme de quotas individuels transférables (QIT). Cette option a depuis conservé la préférence du gouvernement, a pratiquement été la méthode exclusive.
On trouvera dans les comptes-rendus des conférences Fish Rights 99 et Sharing the Fish 2006 la description des systèmes fondés sur des droits de propriété privée instaurés par le gouvernement canadien. Ils montrent parfaitement l’efficacité des droits de propriété et des mécanismes du marché pour mettre un terme à la dissipation de la rente sur la ressource dans les pêcheries concernées, ce qui génère à nouveau la rente et permet à l’Etat d’en récupérer une partie via des accords négociés avec les détenteurs de quotas, ce qui est un objectif de plus en plus recherché par le MPO (Ministère de la pêche et des océans) pour tenter d’obtenir des revenus extérieurs qui compenseraient les réductions budgétaires subies depuis plus de dix ans.
Les critiques, au sein de la pêche artisanale, ne mettent pas en cause l’efficacité des systèmes classiques de QIT pour traiter les problèmes macro-économiques dans des pêcheries surexploitées. L’efficacité des forces du marché est aisément reconnue. Ce qui pose problème c’est le coût externalisé du traitement par QIT pour les communautés de pêcheurs.
Une petite minorité privilégiée
Du point de vue de la pêche artisanale/communautaire, les systèmes de QIT attribuent des droits et avantages (en particulier une manne économique) à une petite minorité de personnes, lesquelles sont encouragées à jouir de ces droits quelles que soient les répercussions sur la communauté dans son ensemble. Dans ces systèmes, les profits dérivés du droit d’accès à la ressource vont à l’individu tandis que les coûts durables (en termes d’effets sur l’emploi, d’accès à la ressource et d’une plus large répartition de la rente) sont supportés par la communauté et les générations futures.
A la fin de l’année 2004, Ecotrust Canada, une Ong écologiste, a publié une étude fondamentale relative aux répercussions de la privatisation de la pêche de la côte Pacifique du Canada. C’était la première fois qu’on documentait les coûts de ce processus du point de vue des communautés et de la pêche côtière.
Selon cette étude, le coût d’investissement global pour les bateaux et leur équipement dans les pêcheries du Pacifique a brutalement chuté de 777 millions de dollars CAD (durant la période précédant la privatisation, à la fin des années 1980) à 286 millions en 2003. Car il y avait une concentration des droits de pêche au profit d’un nombre de plus en plus restreint d’opérateurs, et les quotas individuels éliminaient la surcapitalisation dans la course au poisson. Ce travail de recherche met également en lumière le fait que cette réduction est, par contre, accompagnée d’une forte augmentation des coûts d’investissement sur les quotas et les permis, lesquels sont actuellement estimés à 1,8 milliard de CAD.
Citons ce document : « Dans le passé, il y avait trop de pêcheurs à courir après trop peu de poisson. Aujourd’hui le problème est qu’il y a trop d’argent à vouloir attraper trop peu de poisson. La surcapitalisation sur les permis et les quotas, voilà le nouveau problème, surtout en termes de justice sociale ».
Le coût actuel des permis et des quotas est maintenant si élevé, dit Ecotrust Canada, qu’il faut être millionnaire pour devenir pêcheur dans la plupart des pêcheries de Colombie Britannique. La plupart des familles rurales, des autochtones et des jeunes pêcheurs n’ont plus les moyens de devenir propriétaires d’un permis et d’un quota.
Cette étude montre aussi comment les mécanismes du marché ont porté atteinte aux intérêts des communautés de pêcheurs traditionnelles en les privant de permis et de quotas. Comme pratiquement n’importe qui pouvait se porter acquéreur de droits de pêche, la possession de quotas et permis par les ruraux a chuté à toute vitesse. Les communautés de pêcheurs traditionnelles (notamment les populations autochtones) ont été particulièrement lésées, perdant 45 pour cent de tous les permis importants. Les grands gagnants ont été les investisseurs des villes (particuliers ou sociétés) qui pouvaient plus facilement réunir les capitaux nécessaires à l’achat de quotas et de permis, dont la valeur s’élevait rapidement du fait de l’affluence d’acheteurs.
Les ruraux, désavantagés par des revenus moindres, par des options économiques réduites et des patrimoines plus modestes qui limitaient leurs capacités d’emprunt, ne pouvaient pas lutter contre la concurrence de gens des villes ou de sociétés acceptant de payer au prix fort les permis et quotas mis sur le marché par des pêcheurs de leur communauté.
Le transfert des droits de pêche du monde rural vers les villes a eu une autre conséquence : la rente sur la ressource est passée des pêcheurs en activité à des patrons-pêcheurs « en pantoufles », propriétaires de droits d’accès à la ressource qui ne pêchent pas mais louent ces droits à de vrais pêcheurs en activité. Une autre étude, réalisée par le Conseil canadien des pêcheurs professionnels (CCPP), a montré que dans certaines pêcheries de Colombie Britannique (hareng par exemple), les propriétaires de droits de pêche récupèrent jusqu’à 70 pour cent de la valeur des débarquements. Comme les droits sont loués à un prix fixé avant l’ouverture de la saison, il est arrivé que des pêcheurs travaillent une saison entière à perte. Cette pratique de la location est désormais si répandue que même les patrons-pêcheurs qui possèdent permis et quota déduisent leur valeur marchande (comme s’ils les avaient loués) de la part qui revient à l’équipage, ce qui réduit évidemment le montant finalement perçu par chaque matelot. Le CCPP dit également que le coût de ces locations a un impact négatif sur la sécurité des marins car les patrons cherchent à réduire la taille de l’équipage afin de diminuer les coûts ; et ils sortent en mer par mauvaises conditions parce qu’il faut bien consommer tout le quota pour lequel ils ont payé avant que ne se termine la saison.
Le MPO s’apprête maintenant à instaurer des QIT pour les pêcheries de saumon sur la côte Pacifique, suivant en cela les recommandations du professeur Peter Pearse, qui était l’un des intervenants principaux à la conférence Sharing the Fish 2006. La dernière grande pêcherie de cette côte passera donc ainsi sous un régime de droit de propriété. Rien ne laisse penser que des garde-fous seront prévus pour protéger les intérêts des communautés côtières une fois le processus lancé.
Maintenant que les droits de propriété sont fermement établis dans les pêcheries du Pacifique et que le coût d’acquisition de tels droits les met hors de portée de la plupart des gens dans les populations côtières, la seule façon désormais de rendre ces droits aux communautés qui en jouissaient à l’origine c’est de passer par le marché des droits. Et c’est ce que Ecotrust Canada propose de faire en constituant un fonds visant à acquérir des permis de pêche sur le marché libre puis de les louer à un prix abordable à des jeunes issus des communautés côtières et qui souhaitent se lancer dans la pêche.
Le paradoxe dans tout cela c’est qu’une Ong va devoir réunir assez de capitaux afin d’acheter des droits qui seront mis à la disposition d’une nouvelle génération de ruraux alors que leurs prédécesseurs les avaient obtenus pour un coût dérisoire et avaient été autorisés (encouragés même) par la politique officielle du gouvernement à les revendre au plus fort enchérisseur.
Au Canada atlantique, les pêcheurs côtiers (bateaux de moins de 45 pieds/13,7 m hors tout) ont présenté une résistance généralisée à la privatisation fondée sur le marché. Leurs organisations ont élaboré d’autres systèmes de droits pour contrôler et réguler l’accès aux pêcheries. Ces solutions, habituellement inspirées de valeurs éthiques, cherchent à assurer une répartition équitable de la rente sur la ressource pour éviter les effets néfastes d’une répartition inéquitable sur les communautés côtières. Elles sont également très soucieuses des processus et s’efforcent donc de parvenir à des consensus en faisant passer démocratiquement les prises de décision par la base, d’abord dans le cadre communautaire puis provincial et interprovincial. Elles prennent aussi en considération des aspects écologiques, essayant de mettre à la disposition des petits pêcheurs des droits d’accès pour l’ensemble des espèces exploitables dans le voisinage, en préconisant des engins de capture passifs, peu agressifs, cela au lieu de réserver les droits à des flottilles spécialisées sur une espèce particulière et travaillant avec des engins mobiles plus agressifs pour l’environnement. Au cours des trente dernières années d’une gestion moderne des pêches, cette façon de faire du secteur côtier/communautaire a été en opposition constante avec les systèmes de droits qui favorisent les grosses sociétés, entraînent la concentration de l’accès aux pêcheries et visent avant tout à tirer le maximum de profits de la rente sur la ressource.
Les succès du secteur côtier
On peut citer de nombreux exemples qui illustrent les réussites de la pêche côtière du Canada atlantique en matière de répartition des droits, de limitation de l’accès à la ressource, de respect de certains principes éthiques aussi. Très tôt au cours du processus de modernisation, l’Etat qui imposait une limitation de l’accès à la ressource a fait une importante concession à la pêche côtière en interdisant aux sociétés de pêche de détenir des permis sur des espèces exploitées par des bateaux de moins de 65 pieds/19,8 m hors tout.
On a appelé cela « politique de séparation des flottilles » car elle n’autorisait pas les usiniers à « posséder » des permis de pêche côtière : la production de poissons était ainsi « séparée » de la transformation du poisson.
Les individus qui obtenaient un permis pour un bateau de moins de 65 pieds étaient tenus de pêcher eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient pas (et c’est toujours ainsi) louer leur permis à un autre ou embaucher un autre pour pêcher à leur place. On a appelé cela « politique du propriétaire-exploitant ».
Il était également interdit de détenir plus d’un permis sur une même espèce, mais on incitait les opérateurs du secteur côtier à se constituer un portefeuille de permis multiespèces, seuls les détenteurs de certains permis clés pouvant obtenir un permis sur d’autres espèces lorsqu’il devenait disponible à la suite d’un départ à la retraite ou du développement de nouvelles pêcheries.
Les critères inspirés de considérations éthiques, tels que « dépendance » (proportion du revenu dérivant d’une activité de pêche) et « attachement » (temps passé dans une pêcherie), ont été utilisés pour la première fois dans la Région du Golfe des Provinces maritimes (Nouveau-Brunswick, le du Prince Edouard, Nouvelle-Ecosse) dans le cadre de la « politique Bonafide », et ensuite à Terre-Neuve dans le cadre du programme de la Professionalisation des pêcheurs pour réserver l’accès aux pêcheurs à temps plein. A Terre-Neuve, cela a conduit à laisser dehors environ 15 000 pêcheurs à temps partiel détenteurs d’un permis.
Le secteur côtier a ainsi été amputé de moitié, et curieusement cela n’a soulevé que peu d’opposition, sans doute parce que, dans les communautés, les gens avaient été longuement consultés sur les mesures envisagées. C’est dans la pêcherie de crabe des neiges de la zone atlantique 12 que le contraste a été le plus frappant entre l’approche éthique, soucieuse de distribution équitable de la rente sur la ressource, et le modèle fondé sur une concentration de la rente.
Jusqu’à la fin des années 1980, la pêche au crabe des neiges dans le Canada atlantique restait marginale. Mais l’effondrement des stocks de crabe royal de l’Alaska et l’appétit des Japonais pour les crustacés ont concouru à accroître la demande internationale pour ce produit, qui désormais donne lieu à l’une des pêches les plus lucratives du Canada.
Des droits de pêche dans le secteur 12, le plus plantureux des zones crabières de la côte atlantique, ont été accordés à seulement 130 bénéficiaires, cela depuis les années 1970. Dans ce lot, l’on compte 9 permis indigènes, qui ont été transférés à des communautés autochtones lorsque la Cour Suprême du Canada a reconnu leurs droits de pêche fondés sur le Traité. On considère généralement que cette pêcherie est bien gérée.
Quotas individuels
A la fin des années 1980, les détenteurs de permis de propriétaires-exploitants dans cette flottille semi hauturière (bateaux de moins de 65 pieds/19,8 m hors tout) sont passés à une gestion par quotas individuels, avec des limites strictes quant à leur transférabilité, ce qui a éliminé la course au poisson et bon nombre d’autres pratiques entraînant des gaspillages. Les détenteurs de permis financent et gèrent les contrôles à quai et participent également de façon significative, dans le cadre d’accords de cogestion, au financement de l’évaluation scientifique des stocks qui est réalisée par des organismes publics. A bien des égards, la pêcherie de crabe du secteur 12 est un modèle, sauf sur un point d’importance : l’équité dans la répartition de la rente sur la ressource.
La génération et la concentration de la rente sont la marque distinctive de cette pêcherie. Selon les estimations des coûts et profits pour 2002, les recettes brutes par bateau étaient supérieures à 750 000 CAD et le bénéfice net moyen de 363 000 CAD, pour une campagne qui dure entre cinq et huit semaines.
Le bénéfice net est la somme située au-dessus du seuil de rentabilité de 400 000 CAD, lequel inclut le salaire du patron (50 000 CAD) et celui de chaque matelot (29 000 CAD), plus la rémunération du capital investi (11 pour cent). Malgré les fluctuations des cours du crabe et du TAC (total admissible des captures), ce tableau éminemment favorable s’est constamment maintenu depuis les quinze dernières années.
Et il est en contraste saisissant avec la très faible rémunération de la main-d’oeuvre et du capital chez les 1 230 détenteurs de permis côtiers qui vivent souvent dans les mêmes communautés à l’est du Nouveau-Brunswick. Ces gens qui pratiquent une pêche polyvalente tirent la majeure partie de leurs revenus du homard et diverses autres espèces au cours d’une saison de six mois. Le bénéfice net par bateau se situe entre 3 500 et 5 600 CAD après déduction d’un salaire variant entre 10 350 et 14 000 CAD.
Les pêcheurs côtiers du Nouveau-Brunswick ont été exclus de la pêche au crabe des neiges jusqu’en 1995, alors que la ressource était abondante et facilement accessible avec leurs bateaux. Dans des communautés où le chômage est très élevé et les emplois en dehors de la pêche sont rares, cette exclusion a été source de rancoeur, de conflits sociaux et d’instabilité générale dans la pêcherie.
En 1995, suite à de fortes pressions politiques, le ministre des pêches réattribue une petite part du quota de crabe des neiges aux pêcheurs côtiers du Nouveau-Brunswick. Pilotés par leur organisation professionnelle (l’Union des pêcheurs des Maritimes/UPM), les détenteurs de permis souhaitent alors exploiter ce droit de façon constructive et démocratique, avec le souci constant de maintenir une répartition équitable des profits.
Comme la part attribuée à ces pêcheurs n’était pas assez importante pour avoir un effet significatif sur chaque entreprise individuellement (si elle avait été divisée en portions égales), ils décident de détenir et de gérer de façon collective, dans le cadre de l’UPM, le quota qui leur était alloué. Les profits étaient répartis ainsi :
• Environ 60 pour cent du quota a été divisé en quotas individuels de 11 000 livres qui ont été attribués par tirage au sort à des groupements d’au moins quatre pêcheurs (un groupe de quatre associés recevant 44 000 livres) auxquels on louait des casiers à crabe achetés par l’UPM. Il était convenu qu’un pêcheur ayant obtenu un quota au tirage au sort ne pouvait plus tenter sa chance au cours des années suivantes tant que tous les détenteurs de permis n’auraient pas profité à leur tour des 11 000 livres.
• Le reste du quota était consommé par des bateaux affrétés et les profits utilisés comme suit :
° Financer un plan d’assurance santé étendu pour tous les 1 230 détenteurs de permis et leurs familles ;
° Soutenir un programme de professionnalisation des pêcheurs, financer des projets de développement sur le pétoncle et le homard, financer la recherche scientifique sur les stocks de hareng.
A l’exception des années où elle a été exclue de la pêcherie de crabe (1998, 1999, 2000), l’UPM a continué à gérer son quota de crabe des neiges selon cette même formule.
Rationalisation de la flottille
Mais à cause de la baisse prolongée des débarquements de homard sur la côte est du Nouveau-Brunswick et la détérioration des recettes pour les bateaux côtiers, l’UPM a dû, en 2004, changer sa stratégie et commencer à utiliser le crabe pour rationaliser la flottille. L’approche adoptée différait cependant radicalement des méthodes classiques. Au lieu de mettre en oeuvre des mécanismes de marché ou un système centralisé de rachat de permis et de départs à la retraite, l’UPM a confié la ressource crabière aux communautés de pêcheurs et les a autorisées à prendre les mesures qu’elles jugeaient appropriées afin d’harmoniser leurs capacités de capture avec la ressource disponible et assurer la viabilité économique de la flottille.
Si elle réussit, cette façon de procéder fera que les revenus produits par l’attribution du quota de crabe seront utilisés au mieux des intérêts des communautés, qui prendront elles-mêmes les décisions selon un processus démocratique impliquant la base.
Dans ce nouveau dispositif adopté en 2005 après une large consultation de la population, l’UPM continue à recevoir l’allocation de crabe des neiges au nom de tous les détenteurs de permis côtiers de l’est du Nouveau-Brunswick. Elle continue aussi, à partir des recettes générées par ce quota, à financer un plan d’assurance santé auquel peuvent participer tous les détenteurs d’un permis et leurs familles.
Mais elle n’organise plus la loterie pour attribuer les quotas individuels de crabe. Elle répartit au prorata le contingent de crabe entre 12 communautés d’intérêt (COI), qui sont des entités territoriales constituées de groupes de détenteurs de permis ayant une certaine affinité, partageant un territoire (voir la carte). Ces COI décident du nombre de bateaux qui pourront exploiter une part du quota et combien elles paieront pour que des pêcheurs de leur communauté puissent exploiter le crabe selon les plans de pêche élaborés et approuvés par l’ensemble des détenteurs de permis au cours de réunions publiques.
Autre changement important : au moins 50 pour cent des bénéfices nets (après règlement des frais administratifs et des cotisations santé) doit obligatoirement servir à abonder des plans de permis-départs à la retraite dans les communautés. Mais c’est aux COI de décider des modalités de réduction des capacités de capture excédentaires dans les pêcheries de leurs communautés, compte tenu des fonds dont ils disposent.
Par ailleurs, dans chaque COI, des montants prélevés sur les ventes de crabe sont mis de côté dans le but d’opérer une diversification économique et de financer des projets de développement durable au sein de la communauté, les pêcheurs décidant ce qu’il convient de faire selon des critères communs à toutes les COI. Par exemple, plusieurs COI ont déjà choisi d’acheter des larves de homard pour le réensemencement en s’inspirant d’un projet initié par l’UPM il y a plusieurs années.
Le recours à des COI pour répartir les droits de pêche constitue un changement radical par rapport au système des droits de propriété individuels fondé sur les mécanismes du marché en vigueur ailleurs au Canada. Au lieu d’attribuer des droits de pêche à des individus qui peuvent ensuite les exploiter pour en tirer personnellement le maximum de profit, quelles que soient les répercussions sur la communauté, cette approche crée une situation où les intérêts communautaires restent au premier plan.
Dans le système des COI, les pêcheurs doivent s’organiser eux-mêmes et décider collectivement de l’usage à faire des droits de pêche pour, selon les mots de l’UPM, « s’attaquer aux problèmes de la pêche et répondre aux enjeux du développement économique des communautés ».
Cette démarche a été adoptée pour mieux assurer les intérêts à long terme des communautés et responsabiliser les pêcheurs quant aux décisions qu’ils prennent et à l’usage qu’ils font de leurs droits. Ce programme est encore tout neuf et présente toutes sortes de nouveaux défis pour l’UPM. La suite dira s’il aura réussi ; mais du point de vue des populations, il ne peut être pire que les processus déjà appliqués qui ont conduit à déposséder les communautés de l’accès à la ressource.
Les systèmes fondés sur des droits
L’expérience canadienne en matière d’attribution de droits de propriété individuels et négociables dans le but de remédier à la surcapacité de capture démontre qu’avec ces systèmes on peut très efficacement parvenir à concentrer les profits de la pêche entre les mains de ceux qui détiennent de tels droits.
Mais ils ont contribué à saper les perspectives de développement durable dans les communautés de pêcheurs traditionnelles et rurales qui ont ainsi été privées de l’accès aux ressources halieutiques.
Dans l’intérêt supérieur de leurs communautés, les pêcheurs côtiers canadiens ont toujours essayé d’élaborer des systèmes de gestion des pêches sans doute fondés sur des droits mais assurant en même temps une répartition équitable de l’accès à la ressource et évitant leur concentration.
Si une conférence internationale voit le jour pour débattre des systèmes fondés sur des droits du point de vue de la pêche artisanale et des communautés, les pêcheurs côtiers canadiens voudront certainement y envoyer leurs représentants. Ils ne seront pas là pour faire de la réclame pour les QIT ni pour représenter les points de vue de la « minorité tempérée ».
Je pense qu’il s’y rendront afin de partager leur expérience, écouter, apprendre en tant que membres d’une majorité d’hommes et de femmes qui, de par le monde, pêchent pour vivre et aiment passionnément leurs petites communautés dont ils voudraient assurer la survie pour le bien de leurs enfants, petits-enfants, arrière petits-enfants...